Aller au contenu

Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

hiver norvégien pour elles, car la neige était étendue et profonde, et elles étaient obligées de mêler une bonne proportion d’écorce de pin à leur autre nourriture. Ces arbres bien vivants étaient apparemment florissants au cœur de l’été, et nombre d’entre eux avaient poussé d’un pied, quoique complètement « charmés » ; mais un nouvel hiver une fois passé, tous étaient morts sans exception. Il est remarquable qu’une simple souris se voie de la sorte accorder un arbre entier pour son repas, en le rongeant tout autour au lieu du haut en bas ; mais peut-être le faut-il pour éclaircir ces pins, qui généralement croissent serrés.

Les lapins (Lepus Americanus) étaient très familiers. L’un d’eux cacha son gîte tout l’hiver sous ma maison, le plancher seul le séparant de moi, et ne manquait chaque matin de me faire tressaillir par son prompt départ lorsque je commençais à remuer, – pan, pan, pan, se cognant, en sa hâte, la tête contre les poutres du plancher. Ils venaient d’habitude autour de ma porte au crépuscule ronger les épluchures de pommes de terre que j’avais jetées, et leur couleur se rapprochait tellement de celle du sol qu’à peine les en pouvait-on distinguer lorsqu’ils se tenaient immobiles. Il m’arriva parfois dans le demi-jour de perdre et recouvrer alternativement la vue de l’un d’eux resté sans bouger sous ma fenêtre. Lorsque j’ouvrais ma porte le soir, un cri, un bond, et les voilà partis. À portée de moi ils n’excitaient que ma pitié. Un soir il s’en trouva un assis près de ma porte, à deux pas de moi, tout d’abord tremblant de crainte, sans toutefois vouloir bouger ; un pauvre petit être efflanqué, décharné, les oreilles en loques et le nez effilé, la queue chiche et les pattes grêles. On eut dit, à le voir, que la Nature ne renfermât plus la race de plus nobles sangs[1], et se tînt sur la pointe du pied. Ses grands yeux paraissaient jeunes et maladifs, presque hydropiques. J’avançai d’un pas, et, comme sous l’effet d’un ressort, le voici détaler sur la croûte de neige, le corps et les membres bandés en une ligne gracieuse, pour bientôt mettre la forêt entre moi et lui, – libre et sauvage venaison qu’il était, affirmant sa vigueur et la dignité de la Nature. Ce n’était pas pour rien, cette gracilité. Tel était donc son caractère. (Lepus, levipes, pied léger, selon d’aucuns.)

Qu’est-ce qu’un pays sans lapins ni gelinottes ? Ils sont parmi les produits animaux les plus simples et les plus indigènes ; anciennes et vénérables familles connues de l’Antiquité tout aussi bien que des temps modernes ; de la teinte même et substance de la Nature, les plus proches alliés des feuilles et du sol, – et l’un de l’autre ; c’est ailé ou à quatre pattes. À peine avez-

  1. Shakespeare, Jules César, acte I, sc. 2.