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propre opinion privée. Ce qu’un homme pense de lui-même, voilà qui règle, ou plutôt indique, son destin. L’affranchissement de soi, quand ce serait dans les provinces des Indes Occidentales du caprice et de l’imagination — où donc le Wilberforce[1] pour en venir à bout ? Songez, en outre, aux dames du pays qui font de la frivolité en attendant le jour suprême, afin de ne pas déceler un trop vif intérêt pour leur destin ! Comme si l’on pouvait tuer le temps sans insulter à l’éternité.

L’existence que mènent généralement les hommes, en est une de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est autre chose que du désespoir confirmé. De la cité désespérée vous passez dans la campagne désespérée, et c’est avec le courage du vison et du rat musqué qu’il vous faut vous consoler. Il n’est pas jusqu’à ce qu’on appelle les jeux et divertissements de l’espèce humaine qui ne recouvre un désespoir stéréotypé, quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient après le travail. Mais c’est un signe de sagesse que de ne pas faire de choses désespérées.

Si l’on considère ce qui, pour employer les termes du catéchisme, est la fin principale de l’homme, et ce que sont les véritables besoins et moyens de existence, il semble que ce soit de préférence à tout autre, que les hommes, après mûre réflexion, aient choisi leur mode ordinaire de vivre. Toutefois ils croient honnêtement que nul choix ne leur est laissé. Mais les natures alertes et saines ne perdent pas de vue que le soleil s’est levé clair. Il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés. Nulle façon de penser ou d’agir, si ancienne soit-elle, ne saurait être acceptées sans preuve. Ce que chacun répète en écho ou passe sous silence comme vrai aujourd’hui peut demain se révéler mensonge, simple fumée de l’opinion, que d’aucuns avaient prise pour le nuage appelé à répandre sur les champs une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne pouvez faire, l’essayant vous vous apercevez que le pouvez fort bien. Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-être pas suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec sous un pot et les voilà emportés autour du globe avec la vitesse des oiseaux, de façon à tuer les vieilles gens, comme on dit. L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a

  1. William Wilberforce (1759-1833), célèbre philanthrope, qui fit adopter par le Parlement une motion en faveur de l’abolition de la traite des noirs.