Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/271

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compagnons, la raison n’en est-elle que nous entendons un tambour différent ? Allons suivant la musique que nous entendons quels qu’en soient la mesure ou l’éloignement. Il n’importe pas que nous mûrissions aussi vite qu’un pommier ou un chêne. Changerons-nous notre printemps en été ? Si l’état de choses pour lequel nous sommes faits n’est pas encore, quelle serait la réalité à lui substituer ? Nous n’irons pas faire naufrage sur une réalité vaine. Érigerons-nous avec peine un ciel de verre bleu au-dessus de nous, tout en étant sûrs, lorsqu’il sera fait, de lever les regards encore vers le vrai ciel éthéré loin au-dessus, comme si le premier n’existait pas ?

Il était un artiste en la cité de Kouroo disposé à chercher la perfection. Un jour l’idée lui vint de fabriquer un bâton. Ayant observé que dans une œuvre imparfaite le temps entre pour élément, alors que dans une œuvre parfaite le temps n’entre pour rien, notre homme se dit : Il sera parfait de tous points, ne devrais-je faire d’autre chose en ma vie. Il se rendit sur l’heure dans la forêt en quête de bois, résolu à ne pas employer de matière mal appropriée ; et dans le temps qu’il cherchait, rejetant branche sur branche, ses amis un à un le délaissèrent, attendu qu’ils vieillissaient au milieu de leurs travaux et mouraient, alors que lui pas un moment ne prenait d’âge. L’unité de son dessein et de sa résolution, jointe à une piété élevée, le dotait, à son insu, d’une perpétuelle jeunesse. N’ayant fait aucun compromis avec le Temps, le Temps se tenait à l’écart de sa route, soupirant seulement à distance, incapable qu’il était de le soumettre. Il n’avait pas trouvé de souche de tous points convenable que la cité de Kouroo était une ruine chenue, et c’est sur l’un de ses tertres qu’il s’assit pour peler la branche. Il ne lui avait pas donné la juste forme que la dynastie des Candahars était à son déclin et que du bout de la branche il écrivit le nom du dernier de cette race dans le sable, puis se remit à l’ouvrage. D’ici à ce qu’il eût adouci et poli le bâton Kalpa n’était plus l’étoile polaire ; et il n’y avait pas encore mis la virole ni la pomme adornée de pierres précieuses que Brahma s’était éveillé puis endormi maintes fois. Mais pourquoi m’attardè-je à parler de ces choses ? Lorsque la dernière touche fut mise à son œuvre, celle-ci soudain s’éploya sous les yeux de l’artiste surpris en la plus pure de toutes les créations de Brahma. En faisant un bâton il avait fait un nouveau système, un monde de larges et belles proportions ; dans lequel toutes passées que fussent cités et dynasties anciennes, de plus pures et plus glorieuses avaient pris leurs places. Et voici qu’il s’apercevait au tas de copeaux encore frais à ses pieds, que, pour lui et son œuvre, le premier laps de temps avait été une illusion, qu’il ne s’était écoulé plus de temps que n’en demande un simple scintillement du cerveau de Brahma pour tomber sur l’amadou d’une cervelle