Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/276

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et le médiocre. Nous nous imaginons ne pouvoir changer que d’habits. On prétend que l’Empire Britannique est vaste et respectable, et que les États-Unis sont une puissance de première classe. Nous ne croyons pas qu’une marée monte et descend derrière chaque homme, laquelle peut emporter l’Empire Britannique comme un fétu, si jamais il arrivait à cet homme de lui donner abri dans le port de son esprit. Qui sait quelle sorte de cigale de dix-sept ans sortira du sol la prochaine fois ? Le gouvernement du monde où je vis ne fut pas formé, comme celui de Grande-Bretagne, dans une conversation d’après-dîner verre en main.

La vie en nous est comme l’eau en la rivière. Il se peut qu’elle monte cette année plus haut qu’on n’a jamais vu, et submerge les plateaux desséchés ; il se peut même, celle-ci, être l’année fertile en événements, qui chassera de chez eux tous nos rats musqués. Ce ne fut pas toujours terre sèche là où nous demeurons. J’aperçois tout là-bas à l’intérieur les bords escarpés qu’anciennement le courant baigna, avant que la science commençât à enregistrer ses inondations. Tout le monde connaît l’histoire, qui a fait le tour de la Nouvelle-Angleterre, d’une forte et belle punaise sortie de la rallonge sèche d’une vieille table en bois de pommier ayant occupé soixante années la cuisine d’un fermier, d’abord dans le Connecticut, puis dans le Massachussetts, — issue d’un œuf déposé dans l’arbre vivant nombre d’années plus tôt encore, ainsi qu’il apparut d’après le compte des couches annuelles qui le recouvraient ; qu’on entendit ronger pendant plusieurs semaines pour se faire jour, couvée peut-être par la chaleur d’une fontaine à thé. Qui donc entendant cela ne sent réchauffée sa foi en une résurrection et une immortalité ? Qui sait quelle belle vie ailée, dont l’œuf resta enseveli pendant des siècles sous maintes couches concentriques de substance ligneuse dans la vie sèche et morte de la société, déposé d’abord dans l’aubier de l’arbre vert et vivant, lequel s’est peu à peu converti en le simulacre de sa tombe bien accommodée, — par hasard entendue ronger aujourd’hui pendant des années pour se faire jour par la famille de l’homme, étonnée, assise autour de la table de fête, — peut inopinément paraître hors du mobilier le plus vulgaire et le plus usagé de la société, pour enfin savourer sa belle vie d’été !

Je ne dis pas que John ou Jonathan se rendront compte de tout cela ; tel est le caractère de ce demain que le simple laps de temps n’en peut amener l’aurore. La lumière qui nous crève les yeux est ténèbre pour nous. Seul point le jour auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jour à poindre. Le soleil n’est qu’une étoile du matin.


FIN