Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/45

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vendre leurs maisons situées dans les environs pour aller habiter le village[1] sans pouvoir y parvenir, et que la mort seule délivrera.

Il va sans dire que la majorité finit par être à même soit de posséder soit de louer la maison moderne avec tous ses perfectionnements. Dans le temps qu’elle a passé à perfectionner nos maisons, la civilisation n’a pas perfectionné de même les hommes appelés à les habiter. Elle a créé des palais, mais il était plus malaisé de créer des gentilshommes et des rois. Et si le but poursuivi par l’homme civilisé n’est pas plus respectable que celui du sauvage, si cet homme emploie la plus grande partie de sa vie à se procurer uniquement un nécessaire et un bien-être grossiers, pourquoi aurait-il une meilleure habitation que l’autre ?

Mais quel est le sort de la pauvre minorité ? Peut-être reconnaîtra-t-on que juste en la mesure où les uns se sont trouvés au point de vue des conditions extérieures placés au-dessus du sauvage, les autres se sont trouvés dégradés au-dessous de lui. Le luxe d’une classe se voit contrebalancé par l’indigence d’une autre. D’un côté le palais, de l’autre les hôpitaux et le « pauvre honteux ». Les myriades qui bâtirent les pyramides destinées à devenir les tombes des pharaons étaient nourries d’ail, et sans doute n’étaient pas elles-mêmes décemment enterrées. Le maçon qui met la dernière main à la corniche du palais, retourne le soir peut-être à une hutte qui ne vaut pas un wigwam. C’est une erreur de supposer que dans un pays où existent les témoignages usuels de la civilisation, la condition d’une très large part des habitants ne peut être aussi avilie que celle des sauvages. Je parle des pauvres avilis, non pas pour le moment des riches avilis. Pour l’apprendre nul besoin de regarder plus loin que les cabanes qui partout bordent nos voies de chemins de fer, ce dernier progrès de la civilisation ; où je vois en mes tournées quotidiennes des êtres humains vivre dans des porcheries, et tout l’hiver la porte ouverte, pour y voir, sans la moindre provision de bois apparente, souvent imaginable, où les formes des jeunes comme des vieux sont à jamais ratatinées par la longue habitude de trembler de froid et de misère, où le développement de tous leurs membres et facultés se trouve arrêté. Il est certainement bon de regarder cette classe grâce au labeur de laquelle s’accomplissent les travaux qui distinguent cette génération. Telle est aussi, à un plus ou moins haut degré la condition des ouvriers de tout ordre en Angleterre, le grand workhouse[2] du monde. Encore pourrais-je vous renvoyer à l’Irlande, que la carte présente comme une de ses places blanches ou éclairées. Mettez en contraste la condition physique de l’Irlandais avec celle de l’Indien de l’Amérique du Nord,

  1. Les Américains de cette époque employaient le mot village pour ville.
  2. Workhouse, qui veut dire « maison de travail », a le sens également de « pénitencier ».