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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/94

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ayant un point d’appui[1], au-dessous de la crue et du gel et du feu, une place où vous puissiez fonder un mur ou un État, sinon fixer en sûreté un réverbère, peut-être une jauge, pas un Nilomètre, mais un Réalomètre, en sorte que les âges futurs sachent la profondeur que de temps à autre avait atteinte une inondation d’impostures et d’apparences. Si vous vous tenez debout devant le fait, l’affrontant face à face, vous verrez le soleil luire sur ses deux surfaces à l’instar d’un cimeterre, et sentirez son doux tranchant vous diviser à travers le cœur et la moelle, sur quoi conclurez heureusement à votre mortelle carrière. Vie ou mort, ce que nous demandons, c’est la réalité. Si nous sommes réellement mourants, écoutons le râle de notre gorge et sentons le froid aux extrémités ; si nous sommes en vie, vaquons à notre affaire.

Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant j’en vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un. Je ne sais pas la première lettre de l’alphabet. J’ai toujours regretté de n’être pas aussi sage que le jour où je suis né. L’intelligence est un fendoir ; elle discerne et s’ouvre son chemin dans le secret des choses. Je ne désire être en rien plus occupé de mes mains qu’il n’est nécessaire. Ma tête, voilà mains et pieds. Je sens concentrées là mes meilleures facultés. Mon instinct me dit que ma tête est un organe pour creuser, comme d’autres créatures emploient leur groin et pattes de devant, et avec elle voudrais-je miner et creuser ma route à travers ces collines. Je crois que la plus riche veine se trouve quelque part près d’ici ; tel en jugé-je grâce à la baguette divinatoire et aux filets de vapeur qui s’élèvent ; or, ici commencerai-je à miner.

  1. En français dans le texte.