Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/328

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tyrus, qu’il savait munis de poignards : d’ailleurs, la place du sénat était remplie de soldats de la garnison. Comme on le conduisait à travers la place, il s’efforçait par ses accens plaintifs d’émouvoir la multitude. On cite de lui ce mot. Satyrus le menaçait s’il ne se taisait. — Si je me tais, il ne m’arrivera donc point de malheur ? Se voyant pressé par ses bourreaux, il but la ciguë, et jeta en l’air ce qui restait dans la coupe : — Voila la part du beau Critias.

Ces mots, je le sais, n’ont rien de mémorable ; néanmoins ce qui m’étonne, c’est qu’a l’approche de la mort il ne perdit rien ni de sa présence d’esprit ni de son enjouement.


CHAPITRE IV.


Ainsi périt Théramène. Les Trente, comme s’ils n’eussent plus qu’à commander tyranniquement et sans crainte, tantôt défendaient à ceux qui n’étaient pas dans le rôle des trois-mille d’entrer dans la ville ; tantôt ils les dépouillaient de leurs terres, pour se les adjuger à eux-mêmes ou à leurs amis. On se réfugiait au Pirée, d’où l’on était chassé par les Trente. Alors Mégare et Thèbes se remplirent de fugitifs.

Bientôt Thrasybule sortit de Thèbes avec soixante-dix hommes, et se saisit de la forteresse de Phyle. Les Trente y accoururent avec leur cavalerie et les trois-mille ; le ciel était serein. Ils arrivent ; quelques braves de leur jeunesse attaquent, puis se retirent sans avoir rien gagné que des blessures.

Ils voulaient ceindre de murs cette forteresse, pour la bloquer et empêcher l’arrivage de subsistances ; mais il tomba la nuit une telle quantité de neige, que le lendemain ils retournèrent à Athènes, vaincus par les frimas, et poursuivis par ceux de Phyle, qui leur prirent une grande partie de leur bagage. Sachant bien que, faute de troupes imposantes, ceux du fort fourrageraient le plat pays, ils envoyèrent sur les frontières, environ à quinze stades de Phyle, presque toute la garnison lacédémonienne, avec deux corps de cavalerie, qui campèrent dans un lieu couvert de bois. Mais Thrasybule, aprés avoir rassemblé environ sept cents hommes, se mit a leur tête, et descendit de nuit dans la plaine. Il campa ses gens armés à trois ou quatre stades de la garnison athénienne, et se tint en repos.

Mais vers le point du jour, comme les soldats de cette garnison quittaient le camp pour vaquer à leurs affaires, et que les valets faisaient grand bruit en pansant les chevaux, les guerriers de Thrasybule reprenant les armes, fondirent sur eux à l’improviste, firent quelques prisonniers, mirent le reste en déroute et les poursuivirent l’espace de six ou sept stades. Ils tuérent plus de cent vingt hoplites, avec Nicostrate, surnommé le beau, et deux autres cavaliers qu’on surprit dans leurs lits. Après avoir recueilli armes et dépouilles et dressé un trophée dans leur retraite, ils retournèrent à Phyle. La cavalerie de la ville étant arrivée au secours et ne voyant plus d’ennemis, s’en retourna, après avoir donné aux parens des morts le temps de les enlever.

Les Trente ne se croyant plus en sûreté, voulurent s’emparer d’Éleusis, pour trouver un asile au besoin. Dans cette vue, Critias et ses collègues ordonnent à la cavalerie de les suivre ; ils vont à Éleusis : ils y font la revue des gens de cheval, sous prétexte de vouloir connaître et le nombre des habitans, et quelle garde serait nécessaire, et ils les enrôlent tous. Quand on avait donné son nom, on passait par une petite porte en face de la mer. A droite, à gauche du rivage, était postée la cavalerie des Trente ; et à mesure que les Éleusiniens passaient, des licteurs les chargeaient de chaînes. Dès qu’ils furent tous pris, on ordonna à l’hipparque Lysimaque de les amener et de les livrer aux onze.

Le lendemain, les Trente assemblerent dans l’Odée et les cavaliers et les hoplites enrôlés parmi les trois-mille. Critias se lève : « Athéniens, leur dit-il, c’est autant pour vous-mêmes que pour nous que nous fondons ce gouvernement : appelés aux mêmes honneurs, n’est-il pas juste que vous participiez aux mêmes dangers ? Condamnez donc les Éleusiniens nos prisonniers, pour que vous partagiez nos espérances et nos craintes. » Il leur montra ensuite un lieu où chacun d’eux irait donner publiquement son suffrage. Sur ces entrefaites, la garnison lacédémonienne s’était emparée de la moitié de l’Odée. Ces excès ne déplaisaient pas à quelques Athéniens, qui ne songeaient qu’à leur intérét personnel.

Cependant Thrasybule, suivi d’environ mille hommes qu’il avait rassemblés à Phyle, était