Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/51

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Dieu lui répondit que, le jour de la plus grande fête de Jupiter, il pourrait s’emparer de la citadelle d’Athènes. Il emprunta du secours à Théagène, fit entrer ses amis dans son projet, et quand arriva le temps où l’on célébrait les fêtes olympiques dans le Péloponnèse, il s’empara de la citadelle. Son but était d’usurper la tyrannie. Il croyait que cette fête était la plus grande de Jupiter, et qu’elle le concernait en quelque sorte lui-même à cause de sa victoire aux jeux olympiques. S’il y avait dans l’Attique ou ailleurs une fête encore plus solennelle, c’est ce qui ne lui vint point à la pensée et ce que l’oracle n’avait pas dit. Or il se célèbre chez les Athéniens, hors de la ville, une fête nommée Diasia, en l’honneur de Jupiter Milichios[1] et c’est la plus grande de toutes. Des citoyens en grand nombre, de tout rang, de tout sexe et de tout âge, y offrent en sacrifices non des victimes, mais des productions de la contrée[2]. Cylon, croyant bien comprendre l’oracle, exécuta son dessein. Dès que les Athéniens en eurent la nouvelle, ils accoururent en masse de la campagne au secours de la citadelle, l’investirent et en firent le siège. Comme il traînait en longueur, las de rester campés devant la place, la plupart se retirèrent, et investirent les neufs archontes d’un pouvoir absolu pour donner, sur la garde et sur tout le reste, les ordres qu’ils jugeraient nécessaires. C’étaient alors les archontes qui étaient chargés de presque toute l’administration. Les gens assiégés avec Cylon étaient dans un fort mauvais état, manquant de vivres et d’eau. Cylon et son frère parvinrent à s’évader. Les autres, se voyant pressés, et plusieurs même mourant de faim, s’assirent en supplians près de l’autel qui est dans l’Acropole. Ceux à qui la garde était confiée, les voyant près de mourir dans le lieu sacré, les firent relever avec promesse de ne leur faire aucun mal : mais après les avoir emmenés, ils les égorgèrent. Ils tuèrent aussi en passant quelques-uns de ces malheureux assis au pied des autels et en la présence des déesses vénérables[3]. Ils furent regardés depuis comme des hommes souillés, pour avoir offensé la déesse, et cette tache se répandit sur leurs descendans. Les Athéniens les exilèrent. Ils furent aussi chassés par Cléomène avec le secours des Athéniens révoltés[4]. On ne se contenta pas de condamner les vivans à l’exil, on assembla même les os des morts qui furent jetés hors des limites. Ces bannis rentrèrent dans la suite, et leur postérité est encore dans la ville.

CXXVII. Les Lacédémoniens, en demandant que cette souillure fût expiée, avaient pour prétexte de venger l’offense faite aux dieux ; mais la vérité, c’est qu’ils savaient que Périclès, fils de Xantippe, appartenait à cette race de bannis par sa mère, et en le faisant chasser, ils comptaient obtenir plus aisément ce qu’ils voudraient des Athéniens. Cependant ils espéraient moins le voir exiler, qu’exciter contre lui des mécontentemens, parce qu’on le regarderait, par la souillure dont il était entaché, comme l’une des causes de la guerre. C’était l’homme le plus puissant de son temps ; il était à la tête des affaires ; en tout il s’opposait aux Lacédémoniens ; il empêchait de leur céder et pressait les Athéniens de rompre avec eux.

CXXVIII. Ceux-ci, de leur côté, demandèrent que les Lacédémoniens expiassent le sacrilège commis au Ténare. C’était au Ténare qu’autrefois ils avaient fait sortir du temple de Neptune des Hilotes supplians, pour leur donner la mort. Suivant eux-mêmes, ce fut en punition de cette

  1. Jupiter mellitus, Jupiter doux et clément.
  2. P. Castellanus, de Festis Grœcorum, croit qu’à cette fête on offrait des victimes et surtout des porcs. Thucydide parle des offrandes qu’y faisaient un grand nombre de citoyens, et il est possible que des particuliers en petit nombre immolassent des victimes. Cette fête rappelait les temps antiques où l’on ne faisait pas couler le sang sur les autels et où l’on y brûlait seulement des végétaux. Voyez la note de Grævius sur le vers 336 des Opera et dies d’Hésiode. Il y prouve, par un passage de Porphyre, l’antique usage de n’honorer les dieux que par des fumigations. Il aurait pu joindre à ce témoignage une autorité encore plus respectable, parce qu’elle est plus ancienne, parce que c’est celle d’un homme qui devait avoir fait une étude particulière des rites employés dans les mystères, où l’on sait que les anciens usages étaient religieusement observés. L’autorité dont je parle est celle du faux Orphée. Quel que soit l’auteur qui s’est caché sous ce nom imposant, l’ancienneté de ses poésies a été démontrée par le savant Runkbenius dans ses Epistolæ criticæ. À la tête de chacun des hymnes de ce poète, on lit quelle était la fumigation la plus agréable à la divinité qu’il implorait. Le verbe qui, dans la langue grecque, signifie sacrifier, θύειν, a signifié dans son origine faire des fumigations.
  3. Les Euménides, Erinnys ou Furies.
  4. Cléomène, roi de Sparte, fut appelé à Athènes par Isagoras, chef d’une faction, et en chassa sept cents familles. (Hérodote, liv. V, chap LXX et suivans.)