Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/55

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Naxos. L’équipage ne le connaissait pas ; mais la crainte l’obligea de découvrir au pilote qui il était et les raisons de sa fuite, ajoutant que, s’il refusait de le sauver, il l’accuserait de s’être rendu, à prix d’argent, fauteur de son évasion ; qu’il n’y avait rien à risquer pourvu que personne ne sortît en attendant qu’on pût faire route ; que s’il consentait à le servir, il en serait dignement récompensé. Le pilote fit ce qu’on lui demandait, mouilla un jour et une nuit au-dessus du camp des Athéniens, et fit voile pour Éphèse. Là Thémistocle lui fit présent d’une somme considérable ; car ses amis d’Athènes ne tardèrent pas à lui faire passer de l’argent, et il reçut ce qu’il avait déposé secrètement à Argos.

Il gagna l’intérieur des terres avec un des Perses de la côte, et fit tenir à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône, la lettre suivante : « C’est moi Thémistocle qui me rends près de toi ; moi qui, plus qu’aucun Grec, ai fait du mal à ta maison tant que j’ai été forcé de me défendre contre l’invasion de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien quand je n’ai plus eu de crainte pour moi, et que lui-même, à son retour, avait de grands dangers à courir. (Il avait en vue l’avis qu’il lui avait donné que les Grecs allaient se retirer de Salamine ; et le mensonge par lequel il lui avait fait croire que c’était lui qui avait empêché de rompre les ponts[1].) J’entre dans ton empire, ayant de grands services à te rendre et persécuté par les Grecs pour l’amitié que je te porte. Je veux attendre un an, pour te rendre compte toi-même des motifs qui m’ont fait entrer dans tes états.

CXXXVIII. Le roi admira, dit-on, le courage de Thémistocle, et le pria de faire ce qu’il se proposait. Celui-ci, pendant le temps qu’il passa sans prendre audience, apprit ce qu’il put de la langue des Perses et des usages du pays, et l’année expirée, s’étant fait présenter au roi, il fut élevé auprès de ce prince à des honneurs que jamais aucun Grec n’avait obtenus. Il dut ces distinctions aux dignités dont il avait été revêtu, à l’espérance qu’il faisait concevoir au prince de lui soumettre la Grèce, et surtout aux preuves qu’il avait données de ses talens. En effet, Thémistocle avait bien fait connaître toute la force du génie qu’il tenait de la nature, et il méritait l’admiration qu’inspire un homme privilégié. Son esprit était à lui ; il n’avait rien appris pour l’acquérir, rien pour y ajouter[2]. Il jugeait très sainement des événemens imprévus, et n’avait besoin pour cela que de la plus courte réflexion. Le plus souvent il formait des conjectures certaines sur l’avenir et sur les circonstances qui devaient en résulter. Il n’était pas moins capable d’expliquer nettement les affaires que de les bien conduire. Celles dont il n’avait pas l’expérience, il les saisissait et en jugeait sainement. Dans les choses douteuses, il prévoyait le pire et le mieux. Enfin par la force de son naturel, par la promptitude de son esprit, il excellait à trouver sur-le-champ ce qu’exigeaient les conjonctures. Il mourut de maladie : quelques-uns disent qu’il s’empoisonna lui-même volontairement, dans l’idée qu’il lui était impossible de tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Ce que l’on sait, c’est que son tombeau est à Magnésie d’Asie, dans le marché. Il gouvernait cette province que le roi lui avait donnée. Il avait la Magnésie pour le pain, et elle rapportait cinquante talens par an[3] ; Lampsaque pour le vin, et il paraît que c’était le meilleur vignoble de ce

  1. Il était de l’intérêt du Grecs de combattre dans un détroit où la flotte innombrable des Perses ne pût se développer et perdît l’avantage que lui donnait la supériorité du nombre. Cependant ils voulaient quitter le détroit de Salamine : mais Thémistocle, pour les y retenir malgré eux, fit donner avis à Xerxès de leur dessein, et le pressa de les attaquer avant qu’ils ne lui échappassent. Les Perses se hâtèrent de les enfermer, et les forcèrent ainsi eux-mêmes à être vainqueurs. (Hérodote, liv. viii, chap. lxxv.) Après la défaite des ennemis, Thémistocle voulait qu’on les poursuivit opiniâtrement, et qu’on allât briser les ponts qui leur ouvraient une retraite. Son avis ne passa pas ; et il songea dès lors à tirer parti pour l’avenir de la contradiction qu’il venait d’éprouver. Il craignait déjà l’inconstance des Athéniens, et pour se ménager, en cas de besoin, un asile auprès de Xerxès, il lui manda que c’était lui-même qui avait empêché les Grecs de le poursuivre et de briser les ponts. (Même livre, chap. cx.) Cette note était nécessaire, parce que les lecteurs qui auraient oublié le passage d’Hérodote, et qui se rappelleraient seulement la manière différente dont Plutarque et Cornélius Népos rapportent ce fait, ne pourraient entendre Thucydide.
  2. Il avait fort mal profité de sa première éducation, et avait eu dans sa jeunesse une si mauvaise conduite, que son père l’avait déshérité. Le désir d’effacer cet affront en fit un grand homme.
  3. 270 000 livres de notre monnaie.