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Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/121

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qu’il prît le dessus, et non par générosité. On aimait mieux avoir à se venger que n’avoir pas reçu le premier une offense. Des sermens de réconciliation étaient respectés pour le moment, parce qu’on voulait se tirer d’embarras et qu’on n’avait pas d’autres ressources ; mais dans la suite celui qui se trouvait le premier en force et dont l’ennemi n’était pas sur ses gardes, avait bien plus de plaisir à se venger en abusant de sa confiance, que s’il l’eût pu faire ouvertement ; il comptait pour beaucoup de prendre une vengeance infaillible, de devoir à la tromperie sa supériorité et de remporter le prix de la fourbe. Car, en général, les méchans acquièrent plus aisément la réputation de gens habiles, que les maladroits celle d’honnêtes gens. On a honte de la maladresse ; la méchanceté devient un titre de gloire.

La cause de tous ces maux était la fureur de dominer qu’inspirent l’ambition et la cupidité. Ces passions échauffaient les esprits et les excitaient à tout brouiller. Car les chefs des deux factions qui partageaient les villes, les uns sous le prétexte spécieux de l’égalité politique du peuple, les autres sous celui d’une aristocratie modérée, affectaient de ne consulter que le bien de la patrie ; mais elle-même était en effet le prix qu’ils se disputaient. Dans leur lutte réciproque pour l’emporter les uns sur les autres par quelque moyen que ce fût, il n’était pas d’excès que ne se permît leur audace. Devenus supérieurs à leurs ennemis, ils ne mesuraient ni à la justice ni à l’intérêt de l’état les peines qu’ils leur faisaient souffrir ; mais ils les rendaient plus rigoureuses que l’un ou l’autre ne l’exigeait, et chacun en posait les bornes au gré de son plaisir et de ses caprices. Soit par les décrets injustes qu’ils faisaient rendre, soit en se procurant le pouvoir à force ouverte, ils étaient toujours prêts à satisfaire leur haine. Jamais ni l’un ni l’autre parti ne transigeait de bonne foi ; mais ceux qui parvenaient à leurs fins en cachant adroitement leur astuce avaient le plus de réputation. Les citoyens modérés étaient victimes des deux factions, soit parce qu’ils ne combattaient point avec elles, soit parce qu’on enviait leur tranquillité.

LXXXIII. Ainsi, par les séditions, la Grèce fut infectée de tous les crimes. La simplicité, qui est surtout l’apanage des âmes nobles, fut un objet de risée et disparut. Il fallait être toujours en défiance les uns contre les autres, toujours sur ses gardes. On ne pouvait se fier, pour en venir à une réconciliation, ni à la parole la plus sûre, ni aux sermens les plus terribles. Tous ayant des raisons de ne pas compter sur la sincérité des autres, ils usaient plutôt de prévoyance pour n’être pas maltraités, qu’ils ne pouvaientse livrer à la confiance. Ceux qui avaient le moins d’esprit avaient le plus souvent l’avantage. Comme la connaissance de ce qui leur manquait et des talens de leurs adversaires leur inspirait des craintes, pour n’être pas dupes des beaux discours de leurs ennemis et de peur que ceux-ci ne trouvassent, dans les ressources variées de leur esprit, bien des moyens de les prévenir et de les surprendre, ils couraient avec audace à l’occasion de faire des coups de main. Mais ceux dont l’orgueil dédaignait de pressentir les desseins de leurs adversaires, et qui croyaient n’avoir pas besoin de recourir aux voies de fait, parce que leur esprit les servirait aussi bien, se trouvaient sans défense, et le plus souvent ils se perdaient.

LXXXIV. Ce fut à Corcyre que commencèrent la plupart de ces excès. On y osa tout ce que peuvent se permettre des malheureux qu’on a long-temps gouvernés avec insolence au lieu de les traiter avec modération, et qui veulent rendre ce qu’on leur a fait souffrir ; tout ce dont sont capables des infortunés qui veulent se délivrer de leur misère accoutumée, et qui, dans la passion qui les trouble, ne songent qu’à s’emparer des richesses d’autrui, même au mépris de la justice ; enfin tout ce que peuvent faire des hommes qui, sans être conduits par la cupidité, et n’attaquant leurs ennemis que par des principes de justice, sont emportés par l’ignorance et la colère, et se montrent cruels et inexorables. Ainsi, dans cette malheureuse ville, la société était renversée, le naturel de l’homme, qui aime d’ordinaire à enfreindre les lois, même lorsqu’elles sont en vigueur, l’emporta sur elles ; il prit plaisir à se montrer effréné dans ses fureurs, à se mettre au-dessus de la justice, à se déclarer ennemi de tout ce qui avait quelque supériorité. Tels furent les effets de la guerre ; car dans d’autres circonstances, on n’aurait pas préféré la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, ni à l’équité le profit, sur lequel l’envie exerce toujours, il est vrai, sa puissance, mais sans se permettre de nuire. Les hommes, quand il s’agit de