Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/209

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par un jeune homme, ni lestement décidée.

XIII. « Je crains ceux que je vois prendre place ici pour l’appuyer, et je prie les vieillards qui se trouvent assis près des gens de cette faction de n’avoir pas honte de passer pour timides, en refusant de voter la guerre. Je les invite à n’avoir pas la maladie de cette jeunesse : celle de s’éprendre d’un amour malheureux pour les objets qu’elle ne possède pas. Ils savent qu’on gagne bien peu par la passion, beaucoup par la prévoyance. Au nom de la patrie qui se précipite dans le plus grand hasard qu’elle ait jamais couru, qu’ils se déclarent, dans leurs suffrages, contre cette faction ; qu’ils fassent décréter que c’est aux Siciliens à vider entre eux leurs différends, en se tenant renfermés dans les limites que nous ne pouvons leur contester ; le golfe Ionique, en côtoyant la terre, et celui de Sicile, en cinglant en haute mer. Que l’on dise en particulier aux Égestains que si, d’abord, ils ont bien entrepris la guerre contre Sélinonte sans l’intervention d’Athènes, ils peuvent bien aussi la terminer sans elle. Enfin, ne nous faisons plus, suivant notre usage, des alliés que nous défendrons dans le malheur, sans en tirer aucune utilité dans le besoin.

XIV. « Et toi, prytane[1], si tu crois de ton devoir de consulter les intérêts de la république, si tu veux être bon citoyen, remets l’affaire en délibération, et consulte une seconde fois l’opinion des Athéniens. Si tu crains de revenir sur un décret déjà porté, songe que ce n’est pas au milieu d’un si grand nombre de témoins qu’on peut t’accuser de violer les lois ; que tu es pour la république un médecin après le mauvais parti qu’elle a pris, et que bien remplir les devoirs de la magistrature, c’est faire beaucoup de bien à la patrie, ou ne lui faire, du moins volontairement, aucun mal. »

XV. Ainsi parla Nicias. Le plus grand nombre des Athéniens présens à l’assemblée demandait la guerre et ne voulait pas que le décret fût retiré. Quelques-uns étaient de l’avis contraire. Alcibiade mettait la plus grande chaleur à faire confirmer l’expédition. Opposé dans toutes les questions politiques à Nicias, il avait à cœur de le contredire dans celle-ci, parce que ce général venait de le désigner d’une manière offensante ; mais surtout il brûlait de commander. Il espérait conquérir la Sicile et Carthage, et, favorisé de la fortune, augmenter ses richesses et sa gloire. En grand crédit auprès de ses concitoyens, ses fantaisies, l’entretien de ses chevaux et toutes ses autres dépenses étaient au-dessus de ses facultés. Ce fut ce qui, dans la suite, ne contribua pas faiblement à la perte de la république. Bien des gens virent avec crainte l’excès de son faste et les délices de sa table, qui ne s’accordaient pas mieux que ses pensées ambitieuses avec les maximes de la république : ils crurent qu’il aspirait à la tyrannie, et il devint l’objet de leur haine. Homme public, il avait imprimé une grande force aux armées ; mais on n’en était pas moins choqué de sa conduite comme homme privé ; on commit à d’autres les affaires, et en peu de temps on perdit l’état.

Il s’avança au milieu de l’assemblée, et parla de la sorte aux Athéniens :

XVI. « Le commandement me convient mieux qu’à d’autres, et je crois en être digne. Il faut bien, Athéniens, que je commence par-là, quand je me vois attaqué par Nicias. Ce qui me rend fameux répand de la gloire sur mes ancêtres et sur moi-même, et tourne à l’avantage de la patrie. En effet, les Grecs, étonnés de la magnificence dont j’ai brillé dans les fêtes d’Olympie, se sont exagéré la puissance d’Athènes, eux qui se flattaient auparavant qu’elle était abattue par la guerre. J’ai lancé jusqu’à sept chars dans la carrière, ce qu’aucun particulier n’avait jamais fait ; j’ai remporté le premier prix, le second et le quatrième, et j’ai déployé partout une magnificence digne de ma victoire. La loi rend elle-même ce faste glorieux, et la pompe qu’on déploie en ces occasions inspire une grande idée des forces de l’état. Quant à l’éclat dont je brille dans l’intérieur de la république, soit dans les fonctions de chorége, soit en d’autres occasions, il excite l’envie des citoyens ; mais il manifeste aux étrangers votre puissance.

« Cette folie qu’on me reproche n’est donc pas inutile, quand, par mes dépenses particulières, ce n’est pas moi seul que j’illustre, mais la patrie. Il n’est pas injuste à celui qui conçoit une grande idée de lui-même de ne se pas regarder comme l’égal de tout le monde, puisque l’infor-

  1. Le prytane, ou premier prytane, qu’on appelait aussi épistate, était le président du sénat, et, comme on le voit ici, de l’assemblée du peuple. Æschyle appelle Jupiter le prytane des dieux. (Prométh., v. clxix.)