Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/260

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regardés comme des Athéniens ; qui parlez notre langue, qui suivez nos usages, qui êtes respectés dans la Grèce, qui participez à notre domination pour en recueillir les avantages, pour en imposer à nos sujets, pour n’être pas exposés aux insultes de nos ennemis, pensez qu’il est digne de vous de conserver cette allégresse guerrière qui vous a toujours distingués. Notre empire est un bien dont seuls vous jouissez librement avec nous ; il est juste de ne le pas trahir aujourd’hui. Méprisez ces Corinthiens dont vous fûtes souvent victorieux, et ces Siciliens dont aucun n’osait tenir devant vous, tant que votre marine demeura florissante. Défendez-vous contre eux, et faites-leur connaître que, même après votre affaiblissement, après vos désastres, votre habileté l’emporte encore sur la témérité qui a fait le bonheur des autres.

LXIV. « Et vous, Athéniens, je vous rappelle encore que vous n’avez pas laissé dans vos chantiers une flotte semblable à celle-ci, et qu’il n’est pas resté derrière vous une jeunesse guerrière qui vous ressemble. S’il vous arrive autre chose que d’être victorieux[1], vos ennemis de Sicile se porteront aussitôt contre votre patrie ; et les citoyens que nous y avons laissés seront dans l’impuissance de résister aux ennemis qui déjà les environnent, et à ceux qui viendront d’ici les attaquer. Dans l’instant même, vous serez sujets de Syracuse, vous qui savez dans quel dessein vous êtes venus ici ; et ceux que vous avez laissés dans votre patrie obéiront à Lacédémone. Si jamais vous avez fait voir un grand courage, ayez celui de prévenir en un seul combat ce double malheur, et songez tous ensemble et chacun en particulier, qu’avec vous, sur ces vaisseaux que vous allez monter, seront les forces guerrières et maritimes de votre patrie, la république elle-même et le grand nom d’Athènes. Ceux qui l’emportent sur les autres en habileté ou en valeur n’auront jamais une plus belle occasion de le faire connaître, pour leur propre intérêt et pour le salut de tous. »

LXV. Nicias, après avoir ainsi exhorté les troupes, leur ordonna de monter sur la flotte. Gylippe et les Syracusains voyaient tous ces apprêts, et ne pouvaient ignorer que les Athéniens allaient les attaquer. On leur apprit aussi que l’ennemi se servirait de crampons : ils travaillèrent à parer cet inconvénient comme tous les autres. Ils garnirent d’une grande quantité de peaux les proues et les parties supérieures des navires, pour amortir la force des crampons dans leur chute, et ne leur pas laisser de prise. Quand tout fut prêt, les généraux et Gylippe exhortèrent, de leur côté, leurs soldats, et leur parlèrent à peu près ainsi :

LXVI. « Nous avons fait de grandes choses, et il s’agit de combattre pour en faire encore : c’est, je crois, Syracusains et alliés, ce que la plupart d’entre vous n’ignorent pas ; car on ne verrait pas en vous tant d’ardeur. Si quelqu’un de vous cependant n’est pas encore assez instruit, nous allons tâcher de l’éclairer. Ces Athéniens, arrivés ici pour asservir la Sicile, et s’ils avaient rempli ce dessein, soumettre le Péloponnèse et la Grèce entière ; eux qui avaient la plus grande domination que, dans les temps passés et de nos jours, les Grecs eussent encore possédée, vous êtes les premiers qui ayez pu résister à leur marine, cet instrument de toute leur puissance : déjà plusieurs fois vous les avez vaincus sur mer, et, sans doute, vous allez encore en être victorieux. Quand on se voit une fois arrêté dans une partie où l’on croyait exceller, on conçoit une plus faible opinion de soi-même que si l’on avait eu d’abord moins d’orgueil : trompé dans les espérances que donnait la présomption, on cède, et l’on ne connaît plus même la force que l’on pourrait encore avoir. C’est ce que doivent maintenant éprouver les Athéniens.

LXV1I. « Pour nous, qui d’abord avons osé montrer de l’audace quand la science nous manquait encore, et qui désormais, vainqueurs d’ennemis courageux, avons établi l’opinion que doit inspirer notre valeur, nous avons doublement le droit de concevoir d’heureuses espérances ; et d’ordinaire, une grande espérance donne, au moment d’agir, une grande résolution. Si les Athéniens ont imité nos inventions, nous ne serons pas inhabiles à nous défendre contre des moyens que l’habitude nous a rendus familiers. Ils ont, contre leur usage, fait mon-

  1. S’il vous arrive autre chose, etc., nous dirions, s’il vous arrive d’être vaincus, mais les Grecs craignaient les mots de mauvais augure, et Nicias, homme superstitieux, les craignait encore plus que bien d’autres. Ce serait donc faire un contre-sens que de changer ici la formule qu’il emploie.