Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuisibles à la république ni aux citoyens qu’ils venaient d’établir l’oligarchie, mais pour tout sauver ; déclarant que c’était cinq mille citoyens, et non pas seulement quatre cents, qui étaient à la tête de l’administration. La vérité est qu’on n’avait jamais vu dans les affaires les plus importantes, soit pour traiter de la guerre, soit pour les intérêts du dehors, les Athéniens se rassembler au nombre de cinq mille[1]. Les députés furent chargés de dire tout ce qui, d’ailleurs, convenait à la circonstance. Les conjurés les expédiérent aussitôt après la révolution, dans la crainte, comme il arriva, que la multitude des troupes de mer ne voulût pas se tenir sous l’oligarchie, et que le mal commençant de là, eux-mêmes ne fussent renversés.

LXXIII. Déjà en effet s’annonçait à Samos une révolution au sujet de l’oligarchie, et c’était précisément à l’époque où les quatre-cents établissaient leur autorité. Ceux des Samiens qui constituaient l’état populaire, et qui s’étaient soulevés contre les riches, avaient ensuite changé de sentiment ; et séduits par Pisander, lorsqu’il vint à Samos, et par les Athéniens conjurés qui s’y trouvaient, ils avaient eux-mêmes formé, jusqu’au nombre de trois cents, une conspiration, résolus d’attaquer les autres comme s’ils eussent composé la faction du peuple. Ils tuèrent un certain Athénien nommé Hyperbolus, méchant homme, chassé de sa patrie par le ban de l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par son crédit ou sa dignité, mais à cause de sa basse méchanceté, et parce qu’il faisait honte à la république[2]. Ils agissaient en cela de concert avec Charminus, l’un des généraux, et avec quelques Athéniens qui se trouvaient chez eux et qui avaient reçu leur parole ; mais ceux qui la formaient, instruits de ce dessein, en donnèrent connaissance à Léon et à Diomédon qui étaient du nombre des généraux, et qui, respectés du peuple, ne supportaient pas volontiers l’oligarchie. Ils s’ouvrirent aussi à Thrasybule et à Thrasylle, l’un commandant de trirème, l’autre d’un corps d’hoplites, et à quelques autres qui toujours avaient paru s’opposer le plus aux conjurés. Ils les prièrent de ne les pas voir avec indifférence livrés à la mort, ni à la république de Samos aliénée de celle d’Athènes, tandis que, par elle seule, les Athéniens jusqu’alors avaient toujours conservé dans le même état leur empire. Ces commandans les écoutérent, et prenant chaque soldat en particulier, ils les exhortérent à ne pas souffrir cette révolution. Ils s’adressèrent particulièrement à ceux qui montaient le Paralus : c’étaient tous des Athéniens et des hommes libres, qui, de tous les temps, avaient été contraires à l’oligarchie, même avant qu’il fût question de l’établir. Aussi Léon et Diomédon ne faisaient-ils pas de voyages en mer sans confier quelques vaisseaux à leur garde. Quand donc les trois-cents voulurent attaquer la faction populaire de Samos, appuyée de ces secours, et surtout des gens du Paralus, elle en fut victorieuse. Elle mit à mort une trentaine de conjurés, prononça la peine de l’exil contre trois des plus coupables, mit en oubli les fautes du reste, et continua de se gouverner de bon accord, suivant les principes de la démocratie.

LXXIV. Les Samiens et l’armée, pour annoncer à Athènes ce qui venait de se passer, firent aussitôt partir, sur le Paralus, Chéréas, fils d’Archestrate, qui avait montré beaucoup de vivacité dans cette affaire. Ils ne savaient pas encore que le gouvernement était dans les mains des quatre-cents. Ceux-ci, à l’arrivée du Paralus, mirent aux fers deux ou trois de ceux qui le montaient, ôtèrent aux autres ce bâtiment, les firent passer sur un autre vaisseau chargé de troupes, et les envoyérent faire la garde autour de l’Eubée. Chéréas, voyant ce qui se passait, trouva moyen de se cacher. Il revint à Samos, et rendit compte à l’armée de la situation d’Athènes, exagérant encore tous les maux de cette ville, racontant que tous les citoyens étaient frappés de verges ; qu’on n’osait ouvrir la bouche contre les usurpateurs du gouvernement,

  1. Les Athéniens, tout attachés qu’ils passent l’être à la démocratie, étaient paresseux à se rendre aux assemblées. Ainsi, quoique la république ne comptât pas moins de vingt mille citoyens, Thucydide nous apprend qu’on ne les avait jamais vus se rassembler au nombre de cinq mille. Cette indolence des Athéniens favorisait les intrigans qu’on appelait démagogues ou meneurs du peuple.
  2. Le ban de l’ostracisme n’imprimait aucune tache. Cette sorte d’exil était infligée pour éloigner du territoire de la république les hommes qui, par l’éclat de leurs vertus ou de leurs talens, pouvaient nuire à l’égalité démocratique, et prendre sur leurs concitoyens une supériorité dangereuse. Quand le méprisable Hyperbolus eut été frappé de l’ostracisme, l’ostracisme lui-même fut avili, et tomba des lors en désuétude.