Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/297

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leurs véritables sentimens ; mais la plupart d’entre eux, conduits par des vues d’ambition personnelle, ne cherchaient que ce qui perd surtout l’oligarchie née du gouvernement populaire : tous n’y demandent pas seulement à se trouver, en un jour, égaux entre eux ; mais chacun y veut tenir la première place fort au-dessus de tous les autres : au lieu qu’on supporte plus volontiers, dans la démocratie, l’événement des élections, parce qu’on ne s’y croit pas rabaissé par ses égaux. Le crédit dont Alcibiade jouissait à Samos leur haussait le courage : ils le croyaient solide, et ne voyaient rien de stable dans l’oligarchie. C’était entre eux un combat fort vif à qui deviendrait le premier protecteur du gouvernement populaire.

XC. il n’en était pas de même de ceux des quatre-cents qui étaient les plus contraires à cette forme de gouvernement, et qui se trouvaient les chefs de l’oligarchie : Phrynicus qui, lors de son commandement à Samos, avait eu des différends avec Alcibiade ; Aristarque, de tout temps plus opposé que personne à l’état démocratique ; Pisander, Antiphon et d’autres du nombre des hommes les plus puissans. Ils n’avaient pas plus tôt établi le nouveau régime, et vu se changer en démocratie la constitution qu’ils avaient formée à Samos, qu’ils avaient envoyé à Lacédémone des députés choisis dans leur sein, donné tous leurs soins au maintien de l’oligarchie, et commencé à construire un fort dans ce qu’on appelle l’Éétionée. Mais ils furent encore bien plus ardens à soutenir leur ouvrage, quand, au retour de la députation qu’ils avaient envoyée à Samos, ils virent changer le plus grand nombre, et ceux mêmes d’entre eux dont ils s’étaient crus bien assurés. Dans les craintes qu’ils éprouvaient, et de la part de l’intérieur et du côté de Samos, ils firent partir en diligence Antiphon, Phrynicus et plusieurs autres, au nombre de dix, et leur recommandèrent de ménager une réconciliation avec les Lacédémoniens, à quelque prix que ce fût, pour peu que les conditions fussent supportables. Ils continuèrent avec encore plus de vivacité les ouvrages d’Eétionée. L’objet de ces travaux, comme le disaient Théramène et ceux de son parti, n’était pas de fermer l’entrée du Pirée à l’armée de Samos, si elle venait l’attaquer de vive force ; mais d’y recevoir, quand on voudrait, les ennemis par terre et par mer ; car Éétionée forme l’une des parties avancées du Pirée, et c’est de ce côté qu’on entre directement dans ce port. On joignait le nouveau mur à celui qui existait déjà du côté de la terre ferme, de manière qu’en y plaçant un petit nombre d’hommes, on commandait l’entrée du Pirée. Ce mur aboutissait à l’autre tour située à l’embouchure du port qui est étroit. L’ancienne muraille tournée vers le continent, et la nouvelle qui était en dedans de l’ancienne, se prolongeaient également jusqu’à la mer. Ils élevèrent aussi, tout près de cette muraille, une grande galerie qui était renfermée dans le Pirée ; ils en étaient les seuls maîtres, et ils obligeaient tout le monde d’y déposer le blé qui se trouvait dans la ville et celui qu’on amenait par mer : c’était de là qu’il fallait le tirer pour le mettre en vente.

XCl. Voilà ce qui, depuis long-temps, excitait les cris de Théramène ; et quand les députés furent de retour, sans être parvenus à un accommodement général avec Lacédémone, il dit qu’on était en grand danger de voir ce mur détruire la ville. Il se trouvait, dans ces circonstances, qu’à l’invitation des peuples de l’Eubée, quarante-deux vaisseaux sortis du Péloponnèse étaient déjà dans les parages de la Laconie, et se préparaient à cingler vers cette île. Il y avait dans cette flotte des vaisseaux d’Italie et de Sicile, fournis par les Tarentins et les Locriens : c’était Hégésandridas de Sparte, fils d’Hégésander, qui le commandait. Théramène disait que la destination de cette flotte était moins pour l’Eubée que pour ceux qui construisaient le nouveau fort, et que si l’on ne se tenait pas sur ses gardes, on serait égorgé au moment qu’on s’y attendrait le moins. Ces propos n’étaient pas tout-à-fait calomnieux, et il s’y trouvait bien quelque chose que méritaient ceux qui en étaient l’objet. Ils avaient surtout en vue, en établissant l’oligarchie, de gouverner les Athéniens et les alliés, ou s’ils n’y pouvaient parvenir, de rester maîtres des murs et de la flotte, et de vivre dans l’indépendance. Enfin, s’ils manquaient encore cet objet, ils voulaient n’être pas les premiers égorgés par le peuple quand il recouvrerait l’autorité, mais donner l’entrée aux ennemis, s’accorder avec eux, et en leur livrant la flotte et les murailles, rester, de façon ou d’autre, dans l’état de citoyens, sans avoir à craindre pour leur vie.