Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/33

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rieure et dans votre commerce privé, ne vous permet pas de croire aux perfidies que nous reprochons à d’autres. C’est avoir d’un côté de la sagesse, et montrer de l’autre encore plus d’ignorance des affaires du dehors. Bien des fois nous vous avons prévenus sur le mal qu’allaient nous faire les Athéniens, et ces leçons, tant de fois répétées, n’ont jamais pu vous instruire : vous avez mieux aimé supposer que c’étaient nos différends personnels qui nous faisaient parler. Inactifs tant qu’on ne nous a pas ouvertement insultés, c’est quand déjà nous en sommes aux mains que vous convoquez enfin les alliés ; et certes, nous avons d’autant plus le droit d’élever la voix au milieu d’eux, que nous avons de plus grandes plaintes à leur faire entendre, nous, outragés à la fois par les Athéniens, et négligés par vous.

« Si les injustices d’Athènes envers le reste de la Grèce pouvaient sembler incertaines, nous serions obligés de vous apprendre ce que vous pourriez ignorer ; mais à quoi bon perdre maintenant des paroles, quand vous voyez les uns déjà réduits en servitude, les autres, et même vos alliés, menacés du même sort, et les Athéniens préparés de loin à résister aux attaques qu’ils osent provoquer. Sans cela ils ne se seraient pas attaché Corcyre ; ils ne la retiendraient pas malgré nous ; ils ne feraient pas le siège de Potidée : deux places dont l’une est dans la position la plus avantageuse pour nous assurer la supériorité dans la Thrace, et l’autre fournissait une flotte très puissante aux Lacédémoniens.

LXIX. « Ces malheurs sont votre ouvrage ; à vous qui d’abord leur avez permis, après la guerre des Mèdes, de fortifier leur ville, et ensuite de construire les longues murailles ; à vous qui non-seulement jusqu’ici avez successivement privé de la liberté les villes qu’ils ont asservies, mais qui la ravissez même aujourd’hui à vos propres alliés ; car ce n’est pas l’oppresseur qui est le vrai coupable, c’est celui qui peut faire cesser l’oppression et qui la dissimule, surtout lorsqu’il s’enorgueillit de sa vertu, et se donne pour le libérateur de la Grèce. Et à peine maintenant sommes-nous assemblés ! et il semble que les crimes de nos ennemis soient encore incertains !

« Il ne s’agit plus de considérer si nous sommes offensés, mais comment nous vengerons nos offenses. Ceux dont nous avons à nous plaindre n’en sont plus à délibérer, et sans différer, ils s’avancent contre des gens qui sont encore dans l’irrésolution. Nous savons quelle est la marche des Athéniens, et que c’est par des progrès insensibles qu’ils consomment leurs usurpations. Comme ils croient que vous ne les apercevez pas, parce que vous fermez les yeux, ils ne veulent pas vous réveiller en montrant toute leur audace ; s’ils reconnaissent que vous les voyez, et que vous les laissez faire, ils s’appesantiront sur nous avec effort.

« Ô Lacédémoniens ! seuls entre les Grecs, vous aimez à temporiser ; pour tout secours, vous offrez des délais au lieu de nous prêter de la force. Seuls vous vous opposez à l’accroissement de vos ennemis, non dans sa naissance, mais lorsqu’il est doublé[1]. Et cependant on vous regarde comme un peuple infaillible dans sa politique ; réputation que les faits ne confirment pas ; car nous savons que le Mède, parti des extrémités du monde, était arrivé dans le Péloponnèse avant que vous allassiez à sa rencontre, comme il était digne de vous. Et maintenant, vous n’ouvrez pas les yeux sur les Athéniens, qui ne sont pas loin, comme l’était le Mède ; mais qui sont près d’ici ; et au lieu de marcher vous-mêmes contre eux, vous aimez mieux ne vous défendre que lorsqu’ils seront arrivés, et vous abandonner au hasard en les combattant, lorsqu’ils auront acquis bien plus de forces.

« Vous ne pouvez cependant ignorer que les Barbares ont dû à eux-mêmes la plus grande partie de leurs malheurs, et que si nous avons eu souvent de la supériorité sur les Athéniens, c’est à leurs fautes bien plus qu’à vos secours qu’il le faut attribuer, puisque les espérances que vous aviez données n’ont fait qu’entraîner.

  1. On croit généralement que les Lacédémoniens aimaient la guerre, et ne cherchaient que les occasions de combattre ; mais Thucydide, qui devait les bien connaître, et dont la véracité n’est pas suspecte, nous en donne une idée bien différente. Il les représente partout comme le peuple de la Grèce le plus lent à s’engager dans des expéditions de guerre, comme celui qui en craignait le plus les suites, et qui avait le moins de confiance en ses forces. (Voyez ci-dessous, ch. LXXXIV et CXVIII, et liv. V, chap. CVII et CIX.) Mais le portrait comparé qui va suivre des Lacédémoniens et des Athéniens, suffit pour montrer combien les Athéniens, ce peuple ami des talens et des arts, étaient audacieux et entreprenans, et combien les Lacédémoniens, qui ne savaient faire que la guerre, étaient timides et indécis.