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Hellé

L’oncle Sylvain haïssait l’éducation purement livresque des écoles, qui substitue des procédés de mnémotechnie à la réflexion, au raisonnement, à l’expérience. La nature lui semblait la première éducatrice de l’enfant, celle qui, par la révélation de ses lois, nous accoutume de bonne heure à considérer d’un œil pur et d’un cœur tranquille les phénomènes de la vie et de la mort. La merveille de la plante, sa structure, sa renaissance par la graine et le fruit, devaient me préparer à l’étude de l’animal et de l’homme, de telle sorte que, par des analogies peu à peu découvertes, je puisse arriver sans trouble à la connaissance de leur organisme et de leurs fonctions. Ces petites pudeurs des jeunes filles, ces demi-ignorances, ces curiosités mal réprimées, ces fausses ingénuités, que cultivent avec orgueil les familles et les institutrices, paraissaient ridicules et méprisables à M. de Riveyrac. Il ne croyait pas qu’il fût jamais bon de faire un mystère forcément impur de choses naturellement pures, et qui s’avilissent par l’idée vile qu’on s’en fait.

À l’étude de la nature, mon oncle adjoignit l’étude de l’histoire. Il divisa en trois périodes les années qu’il voulait consacrer à mon instruction, mesurant à la force de mon cerveau la qualité de l’aliment intellectuel. Lui-même se comparait à une mère qui fait peu à peu succéder au régime lacté du premier âge les nourritures végétales, puis les viandes fortifiantes et réparatrices. Je parcourus d’abord le cycle des légendes, ravie par les récits naïfs tirés de la Bible, d’Hérodote, de l’Odyssée, de l’Éducation de Cyrus. Plutarque me fut permis ensuite, avec les historiens proprement dits, et, vers la fin de mon adolescence, l’oncle Sylvain me fit connaître les principaux systèmes de philosophie et l’évolution des dogmes religieux.

Pour compléter mon éducation morale, commencée par la révélation des lois nécessaires de la nature, l’oncle Sylvain pratiqua la méthode socratique, afin de développer et de rectifier mon jugement. Il s’efforçait d’unir indissolublement dans ma pensée l’idée de la Beauté à l’idée de la vertu, et ne me disait point : « Ceci est mal », mais : « Ceci est laid », certain que le bien, comme le beau, est une harmonie. Mais il haïssait la morale conventionnelle, les mensonges sociaux, les préjugés. Il se considérait comme un vieux philosophe, chéri d’Athéné, déesse de la raison et de la mesure, et lui consacrant une vierge saine et sage, instruite par ses soins.

Une telle éducation ne comportait ni petits talents, ni gentillesses. Elle parut même, en disciplinant mon imagination, refréner ma sensibilité. Ma tante déplora de ne point trouver en moi, vers la quinzième année, ces émotions nerveuses, ces attendrissements qu’elle aimait comme l’indice d’une nature poétique. M. de Riveyrac dédaigna de lui expliquer que cette hâtive éclosion du sentiment, provoquée par la religiosité et le premier trouble des sens chez les précoces adolescentes de notre époque, n’est aucunement normale ni salutaire. Il réprimait l’exaltation qui eût déplacé les lignes de la statue qu’il taillait lentement, pareille à son idéal. Le jour où il surprit entre mes mains une Vie de Sainte Catherine, prêtée par ma tante, il entra dans une colère qui nous fit trembler.

— Que je ne trouve plus ici ces monstruosités barbares ! cria-t-il en jetant le livre par la fenêtre. Il ne manquerait plus que de voir Hellé porter des scapulaires, réciter des chapelets et croire aux démons. Une fille que j’ai élevée comme mon propre fils ! On voudrait en faire une sournoise, une abêtie, un gibier de confessionnal !

Ma tante n’osa plus me disputer à mon cher et terrible maître. Mais, sachant que je n’avais point fait ma première communion, les « comtesses d’Escarbagnas » cessèrent de nous voir.

Les années coulèrent, toutes pareilles. J’avais seize ans quand ma tante mourut.


III


Si nous n’avions pas eu notre servante Babette, nous nous serions trouvés, l’oncle