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Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/15

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Hellé

et moi, dans un embarras terrible. J’étais beaucoup trop jeune encore pour diriger la maison, et, bien que j’eusse traduit les Économiques, je ne voyais aucun intérêt à ces détails de ménage dont Xénophon prenait souci. L’oncle Sylvain était l’homme le moins pratique qui fût au monde. J’ignorais la valeur de l’argent. Avec son autorité de vieille servante bourrue et fidèle, Babette intervint :

— Monsieur, dit-elle, il faut que vous donniez des vacances à mademoiselle Hellé. Comment fera-t-elle, quand elle aura un mari et des enfants, si elle ne sait ni coudre un bouton, ni faire cuire une côtelette ? Elle se mariera, un jour…

— Peut-être…

— Comment, peut-être ? interrompit Babette d’un air indigné. Il y a assez de jeunes messieurs dans la ville…

— Ces crétins, ces idiots, ces ânes ! interrompit l’oncle Sylvain. Ah ! par exemple, je voudrais bien voir que ces animaux-là vinssent me demander Hellé !

— Eh ! monsieur, fit Babette, ne criez pas si fort. Si vous croyez que mademoiselle sera facile à marier !… Mademoiselle est gentille ; elle a du bien ; elle est née. Mais vous lui avez appris trop de jargons. Ça fera peur au monde.

L’oncle se prit à rire.

— Sois tranquille, Babette. J’ai mes projets.



NOTRE SERVANTE BABETTE…

Il me fut donc permis de m’occuper de la maison, sous la direction de Babette. Une année encore passa.

Octobre finissait. Mon oncle semblait plus méditatif que de coutume. Un jour, le facteur lui apporta une lettre qu’il parcourut avec satisfaction.

— Hellé, me dit-il, viens au jardin ; j’ai à te parler.

C’était un de ces après-midi d’automne où les vibrations atténuées de la lumière laissent aux couleurs une franchise inconnue dans les mois ardents. Les arbres mordus par les soleils d’été, les vergers frappés de rayons obliques, le ciel vaporeux semblent apparaître à travers un cristal teinté d’or. Ce jour-là, quelques poires meurtries pendaient au ras des espaliers ; les figuiers secouaient leurs figues violettes, qui tombaient dans l’herbe avec un bruit doux et montraient, en se fendant, une ligne de pulpe carminée. Au-dessus de nos têtes, aux arceaux des treilles rougies, la vigne suspendait des thyrses de raisin noir. Comme il avait plu pendant la nuit, une odeur amère montait des feuilles accumulées contre les bordures de buis humide.

Nous marchions entre les dahlias, qui dépliaient au soleil la gaufrure de leurs fraises jaunes. Mon oncle était triste. Il contemplait le jardin et la maison qui avaient borné ses mouvements et ses regards pendant que l’étude élargissait à l’infini le domaine idéal de ses songes. Et, la main posée sur mon épaule, il dit tout à coup :

— Il faudra quitter tout cela.

J’eus un geste de surprise. Il continua :

— Nous allons partir pour Paris, ma chère petite. Tu as dix-huit ans. Tu es presque une femme. N’es-tu pas, déjà, bien supérieure à tes aînées, espèce fri-