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Hellé

un homme médiocre. Vous m’avez rendue trop difficile. Un mari comme ce brave monsieur Bertin me déplairait.

M. Bertin était un cousin éloigné — cousin par alliance — qui avait passé quelques jours chez nous.

— Bertin n’est pas stupide, dit mon oncle. Beaucoup de gens estiment son esprit : l’esprit de calcul et de négoce. J’imagine que Bertin eût fait un excellent marchand, à Corinthe, un de ces armateurs qui trafiquaient avec les ports d’Orient et achetaient la pourpre, le miel, le vin de Samos et les esclaves musiciennes. Il est insinuant. Il persuade. Il mêle la courtoisie à la jovialité quand il souhaite placer ses pièces de vin. Il devrait avoir un petit Hermès sur sa porte. Mais cet homme ingénieux ne saurait te plaire. Les filles comme toi, Hellé, devraient être la récompense des héros.

— Y a-t-il encore des héros, mon oncle ?

— Oui certes ; mais, à notre laide époque, il faut savoir les découvrir. Ce que j’appelle le héros, Hellé, ce n’est ni le dompteur de monstres, ni le conquérant, ni même le grand savant, le grand artiste. C’est l’homme qui a su vivre d’une vie supérieure et, par le miracle du génie et de la vertu, créer en soi-même un demi-dieu. Il peut passer inaperçu dans la foule des médiocres ; il peut être incompris et bafoué ; c’est à nous, c’est à toi qu’il appartient de le reconnaître. Si tu étais une femme vulgaire, je te dirais : « Épouse le premier venu, pourvu qu’il soit bon et fort. » Mais, dès ton enfance, j’ai deviné ta race et ta destinée.

Nous fîmes quelques pas en silence.

— Je ne prétends pas que tu fasses un sacrifice, reprit mon oncle. Je souhaite, au contraire, que tu accomplisses ta destinée. Toutes les femmes ne sont point nées pour les soins du ménage. De même qu’il y a des hommes de génie, il y a des femmes élues par la nature pour s’apparier à eux. Rarement ils se rencontrent : ils s’attendent, s’espèrent, se cherchent toujours, et, de déception en déception, ils traînent jusqu’à la mort leur désir et leur nostalgie. Mais quelquefois, passant l’un près de l’autre, ils se devinent, ils se reconnaissent, amants prédestinés ; ils s’unissent, et la beauté de leur amour demeure comme un exemple aux hommes. Crois-moi, Hellé, un mariage vulgaire, pourvu qu’il réunisse ce que le monde appelle des conditions de bonheur, — c’est-à-dire la fortune, la beauté, les titres, — pourra t’offrir quelque appât : garde-toi de te prendre à ce piège. Ce serait trahir à l’avance ton légitime possesseur. Le jour où tu seras en sa présence, tu sentiras une force irrésistible te pousser vers lui. Rappelle-toi mes paroles, petite fille, tu n’arriveras à l’amour que par l’admiration.

L’oncle Sylvain me quitta sur ces mots. Je demeurai toute pensive.

L’amour ! ce mot représentait pour moi quelque chose d’abstrait et de théorique. Ni mon cœur ni mes sens ne s’étaient éveillés. Mon oncle m’avait fait vivre dans un monde idéal où les mœurs et les hommes contemporains n’étaient que des mots mal définis et des ombres inconsistantes, tandis que le passé, avec ses dieux, ses arts, ses rêves, constituait pour moi la seule réalité. Jamais je n’avais ouvert un roman, lu un journal, écouté des confidences de jeunes filles. Au seuil de la jeunesse, j’étais pareille à une statue enveloppée de voiles blancs, vivante seulement par le front qui pense. Mon oncle avait développé mon intelligence, ma raison, ma mémoire ; il m’avait donné le sens de la justice et de la beauté. Mais jamais je n’avais touché la main d’un homme. Je n’imaginais pas ce que pouvait être l’amour.

Arrivée au fond du jardin, je montai quelques marches de pierre, et je me trouvai debout, les bras appuyés sur la crête du mur, dominant la plaine aux verts pâturages, rayée de longues zones brunes par le labeur automnal. Le soleil déclinait vers les coteaux dont les nobles lignes bleuâtres fondaient sous un poudroiement d’or. L’éclair d’un soc luisait dans la terre grasse. Parmi les bouquets