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Hellé

d’Olympie. Tout à coup il se leva : — Un ! — tendit la main : — Une, deux ! — et sortit, suivit de près par l’helléniste et le numismate.

— Connaissez-vous beaucoup de monde à Paris ? demandai-je à l’oncle Sylvain.

— J’ai des amis que je n’ai jamais vus ; Lampérier et Grosjean sont du nombre. J’ai aussi quelques camarades de jeunesse qui font du journalisme ou qui écrivent des romans, des romans dits parisiens, hélas !… Mais ces gens-là, je les renie. D’autres sont très pauvres et inconnus : des maniaques comme moi, des rats de bibliothèques. Enfin il y a Charles Gérard, un historien, maître de conférences à l’École normale, et qui fut mon camarade au petit séminaire. Tu le connaîtras. C’est un homme érudit et intègre. Je l’aime beaucoup.

— Vous ne m’avez jamais parlé de lui.

— À quoi bon ? Ton imagination eût sottement travaillé. Maintenant que tu es une créature raisonnable, tu peux affronter les réceptions de madame Gérard, dans leur splendeur.

— Monsieur Gérard est marié.



M. KARL WALTER.

— Oui. Il a une femme qui passe pour belle et ne me plaît pas. Non qu’elle soit vraiment sans beauté, mais il lui manque la grâce décente, l’harmonie du geste et de la voix. Madame Gérard ressemble à une Orientale engraissée dans la paresse et les parfums. Mais cette personne majestueuse a d’inconcevables légèretés. C’est une grosse pie qui toujours bavarde et sautille. N’écoute point les conseils qu’elle ne manquera point de te donner. Belle ou non, une jeune fille doit s’envelopper de pudeur.

L’après-midi fut consacré à parcourir la ville. Sur le parvis Notre-Dame, l’oncle Sylvain fit arrêter la voiture. Bien qu’il m’eût parlé avec mépris du moyen âge, je sentis, en pénétrant dans la nef, qu’il y avait une beauté que je ne soupçonnais pas, dans le jet puissant des piliers, dans l’aube des voûtes, dans la merveille multicolore des vitraux.

— Sortons d’ici, dit l’oncle brusquement. Il fait froid, il fait noir. On respire, dans ces nefs gothiques, la nostalgie et l’épouvante de la mort.

— Vous êtes injuste ! dis-je, comme la voiture nous emportait. Voyez : cette cathédrale s’élève harmonieusement à la pointe de l’île. Elle perpétue l’effort et le rêve d’un millier de travailleurs. Toute nue et froide qu’elle est, elle me semble habitée par leurs âmes, si je ne sens point la présence d’un dieu. Ne craignez-vous point d’être trop absolu, mon oncle ? Renan, que vous m’avez fait lire, regrettait que le front d’Athéné ne pût comprendre, plus large, différents genres de beauté.

— Je hais le culte des chrétiens et leur morale, répondit-il. Par eux, l’inquiétude est entrée dans l’univers. Ne me parle pas de l’essor mystique de l’âme : rien n’est beau que la lumière, la mesure, l’harmonie et la vérité. Les gens qui ont bâti ces cathédrales ont introduit le squelette dans l’art. Partout ils voyaient grimacer la danse macabre. Ils ont réduit la vertu à n’être qu’un contrat sordide avec leur Dieu ; ils ont blasphémé l’amour, stigmatisé la femme, et n’ont trouvé