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Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/22

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Hellé

Ainsi m’apparaissait la ville, dans l’aurore, révélation d’une beauté que je ne soupçonnais pas, façonnée et enrichie par les siècles, harmonieuse dans le contraste et la diversité. La vie n’était pas riante sous ce ciel changeant, dans cet air subtil, mais nerveuse, variée, ardente. Le cœur du monde battait là.

Il me sembla qu’à l’unisson battait tout doucement le mien, ce cœur paisible, assoupi jusqu’alors dans sa virginale indifférence. Et je me pris à rêver. N’était-ce pas un présage encore, cette fête de Paris matinal accueillant ma jeunesse ? À cette heure céleste où le jour d’automne naissait doux comme une aube de printemps, dans quelle rue de la cité, sous quel toit, misérable ou splendide, s’éveillait-il, l’amant promis à mes songes, le héros que je devais aimer ? Je l’imaginais jeune comme moi, pur comme moi, beau de force et de génie, armé de vertu virile pour la conquête de l’avenir. Quand donc le rencontrerais-je ? À quel signe mystérieux me reconnaîtrait-il ?

Je déjeunai avec mon oncle dans un petit salon tondu de vert, solennel ainsi qu’une salle d’académie.



DEUX MESSIEURS SE FIRENT ANNONCER.

Comme on servait le café, deux messieurs se firent annoncer. Ils avaient de longs cheveux d’un blanc sale, des mentons rasés, de grosses rosettes rouges. un air d’érudition, de candeur et de pauvreté. C’étaient Lampérier, l’helléniste, et Grosjean, le numismate, membres de l’Institut, qui, depuis vingt ans, correspondaient avec mon oncle et le voyaient aujourd’hui pour la première fois.

Derrière eux, un jeune homme arriva. Il semblait taillé dans un bloc de bois, mû par des ressorts automatiques. Sa tête imberbe, aux lignes dures, ne révélait aucun âge précis. Il portait des cheveux longs, rejetés en arrière et découvrant un front admirable. Toute sa personne me parut extraordinaire ; ses lunettes d’or, sa redingote qui ne faisait aucun pli, les angles que dessinaient ses gestes méthodiques comme des déductions. Mon oncle manifesta une vive joie :

— Monsieur Karl Walter, mademoiselle Hellé de Riveyrac, ma nièce.

Je restais stupéfaite, pendant que M. Walter me tendait la main : — Une ! deux ! — puis s’assoyait : — Un ! — avec une rectitude de mouvement qui rappelait l’exercice à la prussienne : Karl Walter ! J’avais lu, en allemand, ses ouvrages d’esthétique. Comment ce personnage, qui semblait échappé d’un conte d’Hoffmann, avait-il pu recréer la vie et l’âme de l’artiste grec, dans cet étrange roman philosophique : Histoire d’Eucrate, que j’avais tant admiré ?

Les deux vieux savants nous félicitèrent d’être venus à Paris, m’interrogèrent sur mes études et se plaignirent amèrement de la décadence des humanités dans les lycées. Karl Walter s’entretint en allemand avec mon oncle. Je compris qu’il allait accompagner une délégation de savants chargés de continuer les fouilles