Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
Hellé

appuyés l’un à l’autre, et pour la première fois, sur ce visage sombre, passait une étrange douceur.

— Venez, mon oncle, venez à table, et vous, monsieur, pardonnez-moi ; j’ai oublié l’heure près de votre tante ; écoutez Babette qui grogne toute seule parce que le potage refroidit.

L’oncle Sylvain m’expliqua qu’il avait eu l’idée d’aller chercher son ami. Il ne se passait guère de semaines sans qu’il l’amenât ainsi, à l’improviste, et ces visites fréquentes avaient fort intrigué madame Gérard.



TU ES MON TRÉSOR…

Le repas fut plus gai que de coutume. Je sentais, dans les manières de Genesvrier, je ne sais quelle mystérieuse détente. Lui qui parlait peu et rarement se laissait aller à raconter quelques détails de sa vie, et l’origine de ce livre du Pauvre, auquel il travaillait depuis si longtemps. C’était sous une forme très simple, accessible à tous, l’histoire de la misère telle que l’ont faite les conditions économiques contemporaines, misère du corps et de l’âme, misère de l’artiste et de l’ouvrier, misère de l’homme et de la femme, — et la sinistre épopée aux innombrables figures réelles et symbolistiques se déroulait de l’hôpital où l’on naît à l’hôpital où l’on meurt, à travers les écoles, les ateliers, les asiles, les bouges et les prisons. Genesvrier avait observé d’après nature tous les types du « pauvre » contemporain. Il avait montré les forces perdues, les intelligences inutilisées, tous ces éléments de haine et de mort avec quoi on pourrait faire de la vie, du bonheur et de la beauté.

Je le regardais en l’écoutant ; il n’avait point ces qualités de conversation qui charment les mondains et les femmes, la grâce alerte, l’abondance des images, l’esprit, l’ingéniosité. Il semblait arracher du fond de son âme, comme avec un pic, l’expression fruste, forte et vivante. Parfois son discours bref, haché, atteignait à l’éloquence par des raccourcis de phrase qui concentraient la pensée, vigoureusement. Alors les yeux enfoncés sous de saillantes arcades, la bouche aux grands plis tristes, le vaste front martelé, s’illuminaient d’un flamboiement intérieur.

Après dîner, mon oncle passa dans la bibliothèque pour écrire quelques lettres.

Genesvrier continua pour moi le récit commencé… Soudain il s’arrêta, comme saisi d’une gêne singulière.

Je l’interrogeai des yeux.

— Je crains de vous fatiguer, mademoiselle Hellé, dit-il pendant que je lui tendais une tasse de café. Votre oncle veut bien s’intéresser à mes travaux, mais