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Hellé

— Oui, il parait être un de ces hommes que la fortune favorise. J’ai lu ses vers ; je pressens en lui un grand poète.

— Soyez sûr qu’il est de votre avis ! dit madame Marboy avec un coup d’œil malicieux. Maurice marche vers la gloire avec une superbe confiance. Il est aimé, il est gâté, il est admiré. Je m’étonne qu’il ne soit point devenu détestable. Il a seulement besoin que la vie le mûrisse et l’éprouve un peu…

— Et… il reviendra…

— Dieu sait quand ! Jamais Maurice n’a su calculer une date. Il est parti pour deux ans. Nous le reverrons au printemps prochain, à moins qu’une belle Grecque ne l’enlève.

Je soupirai malgré moi :

— Heureux les hommes ! Ils peuvent courir le monde impunément. Ah ! si j’étais monsieur Clairmont…

— Vous n’avez pas à vous plaindre, Hellé. Allons, embrassez-moi, votre retard inquiéterait votre oncle. Je verrai cette perruche de Gérard, je lui clorai le bec. À bientôt, chère enfant.


XV


D’où viens-tu ? s’écria mon oncle quand j’entrai dans la salle à manger. Babette m’a dit que madame Gérard était venue et qu’elle était repartie avec un air bouleversé…

— Je suis allée voir madame Marboy, répondis-je en ôtant mon chapeau… Oui, madame Gérard est venue, et vous saurez pourquoi.

— Tu ris ?

— Comme vous allez rire… Imaginez-vous, mon oncle, que cette bonne dame allait vous demander ma main.

— Vraiment, et pour qui donc ?

— Pour un monsieur qui sera ministre, académicien, etc.

— Lancelot ?

— Lui-même.

— Et… Tu as dit non ?

— Si j’avais dit oui, mon oncle, vous seriez bien étonné.

Je racontai à l’oncle Sylvain les projets et les ambitions de M. Lancelot et la fuite éperdue de madame Gérard après l’échec de son candidat. Avec de grands éclats de rire et avant que j’eusse deviné son intention :

— Genesvrier ! cria-t-il en poussant la porte du salon. Genesvrier, ma nièce est revenue. Elle ne s’est point fait écraser par les voitures, comme vous en aviez peur, mais elle l’a échappé belle : la mère Gérard a voulu la marier à un futur ministre, à un futur académicien !

— Oncle Sylvain, taisez-vous, je vous en prie ! dis-je, en apercevant Antoine Genesvrier assis dans le salon.

— Bah ! il faut bien nous divertir un peu aux dépens des barbares ! répliqua l’oncle, qui ne pouvait manifester assez la joie que lui causait ma résolution. Hellé épouser le petit Lancelot ! Hellé devenue la « dame » du ministre ! Hellé préparant des élections ! Hein ! Genesvrier, voyez-vous cela ? Il n’est pas bête, le jeune Lancelot, il n’est pas bête !

— Monsieur, fis-je en riant malgré moi, je n’aurais pas divulgué le secret de monsieur Lancelot, mais mon oncle est impitoyable. Il voudrait me donner pour femme à Phébus Apollon.

Genesvrier sourit :

— Je ne répandrai point le bruit de l’échec de monsieur Lancelot, dit-il, mais je connais les livres de ce jeune homme et serais fort étonné qu’une personne de votre caractère se laissât prendre au piège de cette littérature.

— L’œuvre fait juger l’auteur. Mais soyons charitables, mon oncle. Cessez d’accabler monsieur Lancelot, puisqu’il ne vous prendra point votre trésor !

— Certes, tu es mon trésor, dit l’oncle Sylvain, posant d’un geste affectueux sa main sur ma chevelure… Je ne t’ai point couvée précieusement pour un Lancelot. N’est-ce pas, Genesvrier, que j’ai le devoir d’être difficile et le droit d’être fier ? N’est-elle pas deux fois ma fille ?

— Vous faites beaucoup d’envieux, dit Genesvrier.

Il nous regardait ; l’oncle et moi,