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Hellé

Rébussat, étonné d’abord, sourit avec un charmant dédain :

— Vous êtes bien jeune, mademoiselle, et il est facile d’abuser une personne de votre âge, inexpérimentée, vibrante aux grands mots généreux.

— Mon oncle avait l’expérience des hommes. Il était vénéré par tous ceux qui l’approchaient, et il nommait Genesvrier son ami. C’est pourquoi, monsieur, je me fais un devoir de le défendre. Antoine Genesvrier est pauvre, parce que sa fortune a sauvé beaucoup de malheureux. Il n’a d’autre ambition que de faire œuvre utile. Il n’a souci que de la vérité.

Autour de moi je sentais s’étendre et s’appesantir le lourd silence hostile, l’inquiétude irritée de Maurice, la colère de madame de Nébriant. Rébussat, plissant ses lèvres minces, souriait d’un sourire aigu.

— Je vous félicite, mademoiselle, d’être fidèle à vos amitiés, si étranges qu’elles soient. Je respecte le sentiment… naïf qui vous anime. Mais ce cher Clairmont ne parait pas convaincu…

— Mademoiselle de Riveyrac exagère, balbutia Maurice… Monsieur Antoine Genesvrier amusait monsieur de Riveyrac par sa manie de philanthropie, mais ils se fréquentaient peu.

— il était son ami… comme il fut le vôtre, m’écriai-je, révoltée par cette veulerie qui me faisait presque haïr Clairmont. Ayez le courage de l’avouer, mon cher. Vous connaissez Genesvrier, vous lui serrez la main et vous savez, comme moi, que c’est un honnête homme. Pour moi, je me trouverais bien lâche de ne point dire ce que je pense.

— Assurément les opinions sont libres, dit froidement Rébussat. Vous avez tort de taire la vôtre, mon cher Clairmont… Mais laissons Genesvrier, ses vices et ses vertus, et prions madame Salmson de nous chanter ses délicieuses mélodies danoises. La musique « apaise, enchante et délie », comme dit notre Sully-Prudhomme… Chère madame…

Madame Salmson retirait ses longs gants. Elle se dirigea vers le piano ; les groupes se rompirent et se reformèrent. Je me trouvai seule près de mademoiselle Frémant.

— Ma chère enfant, me dit-elle à mi-voix, savez-vous ce que c’est qu’une gaffe ?

— Une maladresse involontaire… juste le contraire de ce que j’ai fait.

— Vous êtes brave. C’est très bien, mais savez-vous que votre bravoure peut coûter cher à monsieur Clairmont ? Rébussat a la rancune tenace. Il vous réunira dans son ressentiment, et la croix de notre cher poète est bien compromise.

— Un bout de ruban serait trop payé par une lâcheté. Je n’ai pu me taire. Mon cœur éclatait… Je vous supplie, mademoiselle, de réserver votre jugement sur Antoine Genesvrier…

L’émotion m’étouffa.

— Comme vous êtes pâle ! dit mademoiselle Frémant. Ah ! folle et généreuse enfant, que votre belle colère me fait plaisir ! Vous m’aviez plu, déjà. Depuis une heure, je vous aime… Mais, avec ce caractère, que faites-vous ici ? Vous n’êtes pas du monde. Nul ne vous y comprendra, tous vous jalouseront, et votre mari lui-même, — qui a des ambitions mal cachées ! — invoquera ses intérêts contre vos sentiments. Ah ! mademoiselle Hellé, qui ne savez ni vous taire prudemment ni mentir à votre pensée, vous êtes bonne à épouser Don Quichotte. Hâtez-vous d’arranger les choses. Il faut que Rébussat puisse pardonner à madame Clairmont les hardiesses de mademoiselle de Riveyrac… Notre pauvre poète ! a-t-il l’air ennuyé ?

La voix cristalline de madame Salmson se brisait en notes brillantes. Discrètement, je me levai, j’avertis la baronne que j’étais fort lasse et que j’allais me retirer.

Je me glissai, inaperçue, dans le petit salon, où une femme de chambre jeta sur mes épaules ma sortie de bal. Un valet était allé me chercher une voiture. Soudain Clairmont parut.

— Vous partez, Hellé, sans me dire adieu ?