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Hellé

— Jamais je n’ai ouvert un roman, mais j’ai des yeux et des oreilles, et, n’étant point embarrassée de préjugés, je sens plus vivement peut-être et plus finement qu’une autre jeune fille, le contraste perpétuel entre ce qu’on dit et ce qu’on fait, ce qu’on prétend être et ce qu’on est réellement, ce qu’on parait souhaiter et ce qu’on exige. Dans le courant de cet hiver, il s’est fait trois mariages chez madame Gérard. J’ai fort bien vu qu’une fausse ingénue épousait un faux homme d’affaires, qu’une pédante infatuée épousait un demi-savant. Le troisième couple pratiquait une indifférence réciproque, si naïvement étalée qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant l’effroyable ennui qui saisissait les fiancés quand la bonne madame Gérard leur ménageait de décents tête-à-tête. On parlait beaucoup de la belle position des jeunes gens, de l’influence et des hautes relations des futurs beaux-pères, des grâces et vertus des fiancés, et, quand madame Gérard ajoutait, par habitude, que ces beaux mariages étaient tous des mariages d’inclination, je me demandais si ses auditeurs étaient réellement des imbéciles ou s’ils se croyaient tenus de passer pour tels.

— Vous êtes féroce, Hellé. Il est vrai que le souci des convenances mondaines impose souvent des attitudes ridicules, d’autant plus ridicules que personne ne s’y trompe ; mais l’apparente indifférence des fiancés est peut-être une de ces attitudes et rien de plus. Qui vous dit que mesdemoiselles Dupont et Mazuriau n’aiment pas leurs futurs maris ?

— J’accorde qu’elles peuvent éprouver une espèce d’amour, un sentiment composé de plusieurs sentiments, tels que la curiosité, la vanité, l’ambition, etc. Mais l’amour même ?… Bien que je ne le connaisse point, je devine qu’il est aux fiançailles des Dupont et des Mazuriau ce que le soleil est aux chandelles.

— Eh ! chère petite, l’amour, c’est surtout la grande illusion. Celui que vous aimerez sera-t-il très différent des pauvres garçons que vous traitez si mal ? Vous le verrez différent, et cela suffira.

— Ah ! madame, il est donc probable que je n’aimerai jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas reçu l’éducation qui permet à une fille intelligente d’aimer un homme tel que les fiancés des demoiselles Dupont et Mazuriau. Le mariage ne m’offre aucun réel avantage social, puisque je suis libre, beaucoup plus libre qu’une femme, affranchie de la surveillance qui devient odieuse aux jeunes filles de vingt ans, protégée par mon oncle et non point opprimée, parfaitement maîtresse de mes actes et de mes paroles. N’étant point esclave, ne m’ennuyant point, je serais folle d’échanger mon indépendance heureuse contre la tutelle et la compagnie d’un homme que je n’aimerais pas infiniment. Et comment pourrais-je aimer, infiniment, un médiocre ?

— Pauvre Hellé ! Votre cœur dort. Croyez-vous qu’un homme de génie, seul, puisse l’éveiller ? Le bonheur, ma chérie, habite une sphère moyenne et tempérée. Les grands vents, le grand soleil, flétrissent vite sa douce fleur.

Elle resta un instant songeuse.

— Savez-vous, reprit-elle, que je suis presque effrayée quand je considère votre avenir. Vous êtes si différente de la femme telle que je la conçois ! Votre beauté, votre intelligence, l’extrême hardiesse de votre esprit seront-elles des éléments de félicité ou de désastre ? La femme, à mon avis, est un être de tendresse et de sacrifice, supérieur à l’homme par le sentiment, inférieur dans l’ordre intellectuel. Je la veux appuyée au bras de l’époux, penchée sur le berceau de l’enfant, agenouillée devant Dieu… Vous ne croyez pas en Dieu, Hellé… Quand les philosophes viennent me parler de l’Âme universelle, je me bouche les oreilles, et je ne veux pas être convaincue, car il me faut un Dieu moins vague, moins indifférent. J’ai vu, chez votre oncle, une Pallas que vous aimez. Elle représente votre idéal de raison et de sagesse, mais elle n’est pas humaine ; elle ignore l’amour et n’a point d’enfant dans les bras.