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Hellé

oppressée de la saison, et des pétales de marronniers tombaient sur le gravier des allées, sur ma robe et sur ma chevelure.

— Heure délicieuse ! disait Clairmont. Il me semble que le temps s’est arrêté, que demain ne viendra pas, que je n’ai jamais dû partir. Mon âme oscille entre la réalité et le songe, imprégnée de poésie, de musique, comme enivrée par un dieu. J’ai vécu ce soir des instants inoubliables.

Je ne répondis pas. Nous marchions côte à côte, et je regardais nos ombres ; elles se rapprochaient parfois jusqu’à se confondre dans une étreinte impalpable et muette qui troublait en moi une mystérieuse pudeur. Je ne souhaitais point que Maurice prit ma main, ni qu’il prononçât des paroles tendres, et l’idée de l’amour était dans mon âme comme le soleil invisible dans le ciel. J’aurais voulu qu’une allée de myrtes, s’allongeant à l’infini, accueillît notre rêverie errante et que le baiser de nos ombres se prolongeât toute l’éternité.

Il parlait. Que me disait-il ? Je ne m’en souviens guère. Il ne disait pas qu’il m’aimait ; il ne demandait point mon amour ; mais il disait que je serais présente à toutes les haltes de son voyage : que nos communes émotions scellaient entre nous une chaîne mystique ; que je serais très jeune encore et plus belle, dans deux ans, quand il reviendrait… Nous n’étions pas des amants, puisqu’il me quittait sans souffrance, puisque je ne prononçais pas les paroles qui auraient pu le retenir. Nos ombres seules s’enlaçaient et se fuyaient pour s’enlacer encore, nos folles ombres amoureuses. Et, sous l’épaisse charmille, l’Éros mutilé souriait en nous regardant.

Il fallut rentrer, et ce fut l’adieu avec les formules banales et les gestes froids de la politesse. La porte se referma sur le jeune homme, qui s’en allait à l’aventure, en rêveur, en conquérant. Et il me sembla qu’une fleur éphémère et délicieuse venait de se faner, pareille aux narcisses de ma ceinture.


XII


L’été venu, nous partîmes pour la Châtaigneraie.

Sauf la bibliothèque démeublée et close, rien n’était changé dans la vieille maison où avait joué mon enfance, où mon adolescence avait rêvé, où devait parfois se réfugier ma jeunesse. Le figuier, près du puits, étalait ses larges feuilles. Il y avait toujours des bardanes contre les murs de pierre sèche, asile des gros limaçons et des lézards délicats ; il y avait des bourraches à fleurs bleues ; il y avait de frais verjus sous les pampres de la vigne et des abricots rougissants sur les espaliers. Les iris de velours violet et de crêpe jaune commençaient à passer fleur, et les œillets légers, parmi les fines feuilles grises, annonçaient l’éclatante royauté des roses, ces souveraines des parterres de juin. Chaque jour hâtait leur floraison, dont j’attendais l’apogée comme une fête.

Parmi les objets familiers, en face du paysage dont les vastes plans uniformes, les châtaigniers, les coteaux avaient été si longtemps l’unique décor de mes songes, je pris conscience des changements qui s’étalent opérés en moi. Mon âme s’était élargie pour contenir des sentiments nouveaux, et je pressentais qu’elle allait s’élargir encore. Je voyais surgir des horizons inconnus où déjà, tout enveloppée d’illusion vaporeuse, la face indécise de l’amour apparaissait.

Mais sur cette face divine qui souriait au seuil de la jeunesse, je ne mettais aucun nom. J’avais beaucoup pensé à Maurice Clairmont pendant les premières semaines qui avaient suivi son départ ; puis peu à peu son image s’était évanouie dans cette vision confuse et lumineuse qui s’appelait uniquement l’amour. Certes, presque toutes les filles de mon âge eussent confondu le souvenir de Maurice avec un espoir plus précis. Une éducation romanesque, les suggestions du théâtre et de la lecture, l’influence d’une société où la femme ne pense, n’agit, ne respire que pour l’amour, eussent créé des amoureuses, là où je ne pouvais être qu’une