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Hellé

Il ne plaît point aux dames. Il ne s’adosse pas à la cheminée, sur le coup de onze heures, pour réciter des vers tendres et plats… Et c’est justement pourquoi je l’aime… Deviendrais-tu sotte, ma chère Hellé ? Quelque néo-idéaliste t’aurait-il rendue amoureuse ? Un monsieur pommadé, lauréat des grandes écoles, va-t-il me demander ta main ?

Je riais en répondant :

— Mon oncle, parce que vous m’avez élevée virilement, oubliez-vous mon sexe et mon âge ? Je vous jure que j’estime infiniment monsieur Genesvrier. Sans connaître ses œuvres, je veux croire qu’il a du talent, du génie même, le génie sombre, abrupt, indigné, d’un des premiers Pères de l’Église. Oui, monsieur Genesvrier me fait penser à saint Gérôme. Est-ce ma faute, si je préfère les âmes fines et gracieuses ?

— Au fait, peut-être les hommes tels que Genesvrier demeurent-ils incompréhensibles aux femmes, ce qui ne fait point l’éloge de ton sexe, Hellé ! Ces hommes sont les grands solitaires qui vivent assis sur la montagne, dans l’air sublime que vous ne pouvez respirer sans mourir. Et peut-être aussi n’ont-ils pas besoin de vous, de votre frivolité, de votre grâce. Leur solitude fait leur force… Toi, Hellé, le Beau te fascine ; j’entends le Beau sensible, qui s’exprime par la forme, le son, le rythme, la couleur. Et là, je te reconnais femme. Tu préfères l’œuvre d’art à l’idée toute pure. Je ne t’en blâme point. Toutes les femmes sentent ainsi, et c’est pourquoi elles désertent la philosophie et chérissent les religions, qui leur présentent les idées sous des symboles. La femme est par nature idolâtre et mystique — idéaliste, jamais. Elle se donne au Dieu chrétien parce que ce Dieu s’est fait homme, parce qu’elle a vu, dans les églises, le type humain qu’il emprunta et qu’on lui rendit familier. La femme est tout amour. Les martyrs mouraient au Colisée, non pour le triomphe de la morale nouvelle, mais pour l’amour du Dieu nouveau.

M. Gérard avait invité Genesvrier à ses réceptions, mais le neveu de madame Marboy avait répondu par un refus poli, alléguant ses travaux, quelque fatigue, une humeur bizarre qui l’obligeait à fuir le monde. Je l’avais secrètement approuvé. Il me semblait que Genesvrier, devenu mondain, eut perdu sa hautaine dignité, sans gagner aucune grâce. Madame Gérard fut irritée de cette abstention. Elle avait entendu conter l’histoire de notre nouvel ami, et elle avait annoncé à ses intimes la visite d’un personnage extraordinaire, le marquis de Genesvrier. Un incident me révéla l’idée singulière qu’elle en avait conçue.

Parmi l’élite des jeunes rénovateurs qui péroraient chez madame Gérard, j’avais remarqué un garçon assez beau, fort content de soi, et à qui l’ambition sortait par les yeux et la bouche, dès qu’il se trouvait en présence d’un homme influent. Ce monsieur s’était fait présenter à l’oncle Sylvain, et lui avait envoyé, avec les dédicaces les plus batteuses, deux volumes de critique qu’il venait de publier. Entre temps, il m’avait honorée de ses confidences. Je savais que la plus brillante carrière était ouverte à M. Lancelot ; que les lettres, par un chemin de fleurs, le conduiraient à l’arène politique, et qu’il ferait une rapide fortune tout en moralisant la nation. Des gens en place s’intéressaient à lui. À plusieurs reprises, il avait ému la presse. Mais la dignité de son rôle et l’intérêt de son génie lui déconseillaient de mener l’existence errante d’un célibataire. Il rêvait une femme capable de le comprendre, de le servir, de s’associer à son destin et de manœuvrer habilement dans le monde parlementaire. Avant dix ans, lui, Lancelot, serait de l’Académie, et sa femme aurait le plus beau salon littéraire et politique. Bien qu’il ne fût point riche, elle n’aurait point à se repentir de l’avoir épousé ; car il fonderait peut-être un grand journal, à moins qu’il ne devînt ministre. Mais il fallait que cette femme appartînt à la meilleure société, possédât quelque fortune, de la beauté et l’intelligence du monde.