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Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/59

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Hellé

— Très volontiers. Il suffit qu’elle soit recommandée par vous.

— Je vous remercie. J’avais songé à vous faire parler par tante Marboy, mais… toute bonne qu’elle est, madame Marboy n’a pu se défaire de certaines superstitions… Elle ne refuserait pas d’aider une fille-mère, mais elle refuserait de vous mettre en rapport direct avec elle, vous, une jeune fille, une jeune fille honnête, pure, bien élevée, et qui devez ignorer le mal.

— Vous croyez que…

— J’en suis sûr, mademoiselle. Ma tante me blâmerait fort de vous avoir parlé de ceci franchement, sans pruderie. Mais c’est à vous, à vous particulièrement, que je voulais m’adresser. Je sais que vous n’avez aucun préjugé, que vous saurez, d’instinct, discerner celle qu’il faut plaindre de celle qu’on peut mépriser… si l’on a le droit de mépriser quelqu’un, ce dont je doute. La jeune femme dont je vous parle est une vaillante créature, et, malgré l’abominable préjugé qui la marque d’infamie, elle a doublement droit au respect par la maternité et son infortune.

— Eh bien, dis-je, comptez sur moi. Pourrai-je voir votre protégée ?

— Elle est encore à l’hôpital.

— Qui s’occupe d’elle ?

— Personne.

— Excepté vous.

— Je ne compte pas. Vous ne soupçonnez point ce que peut souffrir une femme isolée parmi les mercenaires de l’Assistance, une femme qui a été aimée, et qui a été heureuse… Assurément mes visites la consolent un peu ; elle ne se sent pas complètement abandonnée, mais que puis-je lui dire ? Je ne sais pas lui parler de son enfant… Il faudrait la présence, la bienveillante compassion d’une femme… Dans ces circonstances délicates, tout homme est un peu maladroit.

— Si j’osais… je vous accompagnerais bien.

— Et pourquoi n’oseriez-vous pas ? Parce que vous êtes une jeune fille ? parce que vous craignez le spectacle de la douleur ?

— Alors emmenez-moi.

— Si votre oncle l’autorise…

— Mon oncle me laisse entièrement libre, et, de plus, il a une extrême amitié pour vous.

— Vous savez que ce ne sera point gai.

— Peu importe.

— Je viendrai vous chercher demain.

J’attendais quelques paroles d’éloge et de remerciement mais Genesvrier ne me dit rien de tel.

Mon oncle, en rentrant, interrompit notre causerie. Nous lui racontâmes notre projet, qu’il approuva.

« Et c’est l’homme que madame Gérard croit amoureux ! me disais-je après le départ de Genesvrier. Quelle sottise ! Sa passion dépasse la femme ; elle se hausse et s’élargit pour embrasser l’humanité. Pourtant il s’intéresse à moi. Sa sollicitude, sa sévérité tendent à m’entraîner par une voie mystérieuse vers un but qu’il connaît seul. Vous avez vécu avec les morts ; ils ont gardé votre âme, cette âme que vous devez aux vivants. Et n’a-t-il pas dit : « Que ne ferait le génie de l’homme aidé par le sublime instinct de la femme ? » Je vous ai bien compris, monsieur Genesvrier. Parce que j’ai refusé d’épouser Lancelot, vous espérez me conquérir à vos théories !

» Mais je n’aime pas l’humanité, moi, j’aime des choses et des gens… Je ne suis pas faite pour le sacrifice et le dévouement perpétuel. J’ai, trop violemment, le goût de la vie heureuse… Pourquoi ai-je promis à Genesvrier de l’accompagner demain à cet hôpital ? En réalité, cela n’émeut que ma curiosité, non mon cœur. Peut-être ne suis-je pas très bonne ! J’aurais préféré envoyer des secours à la malade, lui procurer du travail plus tard. Que dirai-je à cette femme que je ne connais pas ? Et cet enfant ? Jamais je n’ai touché un enfant.

» Voilà mon crime, selon Genesvrier. Voilà le vice de mon éducation. Je me plais dans mes livres, dans mes rêves, dans l’illusion d’un univers sans souffrances et sans laideurs. Il veut m’arracher à cet asile idéal où je vis « avec les morts ». Et je lui ai cédé, j’ai subi, malgré