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Hellé

ni le mal, — et j’aimais la simplicité, la résignation de la mère. J’écoutais parfois cette humble femme que la vie avait façonnée et qui, presque aussi jeune que moi, savait déjà l’amour, la souffrance, la maternité. L’enseignement qu’elle me donnait à son insu complétait les enseignements que j’avais reçus de mon oncle et de Genesvrier.

Quand le moment fut venu de partir pour la Châtaigneraie, je persuadai mon oncle d’emmener Marie Lamirault. Babette vieillissait, Marie lui serait d’une aide efficace, car son fils, robuste et bien réglé, lui laissait quelques loisirs. L’oncle Sylvain ne refusa pas. Souvent il m’observait dans un étrange silence, gros de pensées et d’espoirs inconnus.

Autant que l’année précédente, le séjour à la Châtaigneraie me parut délicieux. Je saluai le vieux figuier, le puits où la mousse s’épaississait sur la margelle disjointe, les fleurs éclatantes, les premiers fruits des espaliers. L’enfant de Marie dormait dans une couchette rustique, abrité du soleil par une mousseline d’azur que tachetait l’ombre des feuilles flottantes. La mère, redevenue forte, étendait les toiles blanches des lessives sur des ficelles tendues au-dessus du potager. Babette régnait sur les cuivres somptueux et les faïences fleuries de la cuisine. Mon oncle lisait ou rêvait. Alors je m’évadais vers la forêt chérie, vers la source où, par une incantation mystérieuse, j’avais cru éveiller une nymphe jeune et vierge comme moi.

J’étais heureuse. Pourtant je ne retrouvais pas cette sensation d’épanouissement et de plénitude que m’avaient donnée les derniers étés. Au fond de ma gaieté passait parfois une obscure nostalgie. Ni la naïade du bois, ni la Cérès féconde ne me suffisaient plus. Il y avait en moi des regrets, des aspirations indéfinissables.

Août s’achevait. L’oncle Sylvain eut un jour la curiosité d’aller à quelques kilomètres de Castillon, à Gillac, visiter un tumulus celtique récemment découvert et presque intact. Les journaux annonçaient d’autres fouilles dirigées par un savant de Paris. Tout le pays était en rumeur.

La route était longue. Babette loua un cheval pour l’oncle Sylvain Il partit dès l’aube. La journée s’annonçait radieuse, un peu trop chaude, sans doute, mais pourvu qu’il eût des habits légers, M. de Riveyrac ne redoutait pas le bon soleil. À midi, le ciel parut s’embraser : l’azur devint blanc comme le métal à l’extrême ardeur des fournaises. Vers quatre heures, sur les champs moissonnés, sur les troupeaux et les hommes haletants, pesa la menace de l’orage.

J’étais à la fenêtre de ma chambre, qu’agrandissait un balconnet de bois. Mon peignoir de batiste collait à mes épaules trempées de sueur. J’entendais, au rez-de-chaussée, crier l’enfant de Marie Lamirault, énervé par cette atmosphère saturée d’électricité. L’espace immense que je découvrais était vide, car bêtes et gens s’étaient enfuis vers les fermes ou cachés en des abris de hasard. Les oiseaux mêmes et les insectes se taisaient, et l’effrayant silence régnait, précurseur de cataclysmes.

Bientôt tout un côté du ciel sembla noircir ; l’obscurité gagna de place en place. Un grondement de tonnerre roula très loin, puis se propagea, s’accrut en se rapprochant, pendant que de vastes éclairs ouvraient et refermaient des perspectives phosphorescentes. Un fracas terrible éclata soudain, un zigzag de feu zébra l’espace, tomba sur un châtaignier isolé dont la cime s’enflamma. Puis les cataractes de l’averse croulèrent.

— Ah ! le pauvre monsieur ! Pourvu qu’il soit rentré à Gillac ! s’écria Babette qui se cachait la face dans son tablier.

— Mon oncle a dû prévoir l’orage, Babette. S’il n’est pas à Gillac, il s’est mis à l’abri dans quelque maison.

— C’est le déluge, c’est le jugement dernier ! gémissait la pauvre paysanne, prise d’un effroi superstitieux. Ah ! si j’avais un cierge et un buis bénit, ça protégerait la maison.

Pendant plus d’une heure, la pluie et le vent firent rage. Clouée derrière les