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Hellé

pas sans orgueil. Mais il ne me promettait point cette adoration aveugle, cette soumission de dévot par quoi les hommes captent le frivole esprit des femmes. Il ne me dissimulait point les âpretés de sa vie, les sacrifices que notre mariage m’imposerait. Il n’avait ni l’aspect ni le charme vainqueur de l’amant rêvé par ma jeunesse, beau de la beauté des héros, roi par le génie, dompteur adoré de la foule. Les vertus sérieuses d’Antoine effrayaient un peu mes vingt ans. À cet âge, l’amour qu’on appelle, si pur qu’il soit, participe du désir sensuel et de l’exaltation poétique. C’est la printanière églantine qui s’épanouit à mi-côte, sous le ciel clément. L’amour de Genesvrier était la fleur plus rare, éclose dans l’éther orageux, sur les cimes.

Je me demandais, pour m’éprouver, ce que je ressentirais si quelque événement imprévu bannissait Antoine de ma vie. Cette idée m’était douloureuse, et je sentais que nos liens, resserrés sans cesse, ne se rompraient plus sans déchirement. Depuis la mort de mon oncle, notre affection s’était fortifiée dans la solitude. Insoucieuse du préjugé qui oblige toute fille jeune à demeurer sous la tutelle d’un chaperon, j’avais conservé mon appartement, mes habitudes et l’indépendance d’allures et d’idées que la présence de mon oncle, jadis, n’entravait point. Madame Marboy, un peu choquée, m’en avait fait des remontrances, et ma décision semblait monstrueuse à madame Gérard. Mais le blâme latent que je devinais ne me gênait guère, et rien ne m’était plus précieux que l’intimité affectueuse d’Antoine et la fréquence de nos entretiens. Je ne me cachais ni de le recevoir chez moi, ni de lui faire de longues visites. Plus que jamais je m’intéressais à ses travaux ; j’essayais de participer aux œuvres actives de sa vie. J’avais des protégés qui occupaient mes loisirs. À voir des types divers, — surtout des femmes, — j’apprenais à rectifier et à motiver mes opinions, à connaître les âmes, leurs beautés, leurs défauts, l’effet des cruelles réactions de la vie. Avec une curiosité croissante, j’épelais ces livres vivants.

Ma bonne volonté avait enhardi mon guide. Puisque j’avais franchi tant d’étapes sur la route où il m’avait entraînée presque malgré moi, pourquoi ne le suivrais-je point jusqu’au bout de son rêve ?

Mais, dans le secret de ma conscience, je redoutais presque, avec une inquiétude un peu lâche, qu’il accomplît ce miracle de m’élever si haut. « Je serais plus brave, me disais-je, si j’aimais Antoine passionnément. Mais, à bien m’examiner, je ne découvre en moi que de l’admiration, du respect, quelque frayeur, des velléités, des aspirations, et le tout compose un sentiment indéfinissable. C’est le présage de l’amour, peut-être ; ce n’est point encore l’amour. »


Je dînai seule dans un état d’âme plutôt mélancolique ; vers huit heures, je retrouvai Genesvrier au salon. Appuyé à la fenêtre, il contemplait la pluie qui tombait sur le jardin. Il vint à moi et m’attira près de la haute lampe qui traçait autour de la table un grand cercle lumineux

— Il faut que je vous voie bien en face, chère Hellé ! me dit-il.

Sa pâleur m’étonna.

— Qu’avez-vous résolu ?… Acceptez-vous l’épreuve ?

— Oui ; je veux attendre et réfléchir avant de prendre aucune décision.

— Fixez le délai vous-même. Prenez trois mois, quatre mois, s’il le faut. Si nous étions des gens ordinaires, je me montrerais plus impatient. Mais la partie que nous jouons est grave, à considérer la valeur des enjeux. Ne cédez pas, mon amie, à un entraînement d’imagination, à un enthousiasme généreux et passager. Si vous devez être à moi, je veux vous tenir de vous-même, par un don volontaire et conscient.

— Je vous reconnais bien là, Antoine, et je vous sais gré de votre probité morale. Je vous promets donc d’éprouver mes forces, d’étudier mon cœur. Dans trois mois, je vous répondrai. D’ici là je ne m’engagerai à personne.