Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/37

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

manie d’écrire aux gens illustres en implorant quelques lignes de leur main. Son fils Gérard a composé un roman et obtenu un prix de cinq cent» francs fondé par un éditeur obscur qui cherchait des manuscrits à bon compte et des commanditaires. L’éditeur a fait faillite avant de publier le roman et Gérard n’a jamais touché l’argent du prix. Néanmoins, tout Villefarge croit fermement que « le fils Lacoste est très connu à Paris et qu’il gagne gros dans la littérature ». C’est un phénomène récent. La province, éblouie par la publicité et le bluff des gros tirages, commence à regarder la littérature comme un métier facile, pas fatigant et qui « rapporte ».


Depuis la dernière visite de Geneviève, le salon Lacoste s’était enrichi d’éléments nouveaux. Là comme partout, la jeunesse prétendait évincer les ancêtres. Chaque dimanche, les automobiles amenaient des joueurs de tennis, d’élégantes jeunes femmes qui n’avaient plus rien du type légendaire de la provinciale, et des étrangers qui avaient acheté, lors de la baisse du franc, des châteaux historiques à des hobereaux ruinés. On avait même vu, pour la première fois, dans une maison de Villefarge, un juif roumain et des Américaines !… Ces intrus scandalisaient les bourgeois du « vieux clan ». Geneviève, en entrant, aperçut des figures inconnues. Mme Lacoste se saisit d’elle et la présenta, comme la merveille du monde, à la génération cadette. Tout haut, elle vanta la beauté de sa chère petite amie et le génie de Lucien Alquier. La génération cadette resta froide. Mme Lacoste avait-elle humilié des vanités secrètes ? Elle ne s’en doutait pas. Grande, grosse, virile, avec des yeux rieurs et une figure d’ogresse, elle s’agitait perpétuellement. Naguère, des bandeaux gris adoucissaient son visage durci par la cinquantaine. À présent, ses cheveux étaient coupés court, si court que Mme Lacoste, de profil, semblait une condamnée prête pour la guillotine et, de face, un vieux prélat qui eût été militaire dans sa jeunesse.

Lee fidèles, les habitués, pleins de méfiance contre la jeunesse insolente et les « rastas » — tout ce qui n’était pas français était « rasta » — formaient un groupe. C’étaient les Lanthenas et leurs filles trentenaires, filles à marier, ancien style, vertueuses, timides, et tristes avec un peu d’aigreur. C’était Mme Rigaud, coiffée d’un chapeau tourtière sur son gros chignon blanc. C’était le cher Dr Bausset, le plus ancien ami de Geneviève, front soucieux, barbichette grise, jaquette élimée et ruban rouge. C’était une antique dame qui mâchonnait un dentier et, enfin, une demi-douzaine de femmes sans couleur ni saveur, corsetées, cérémonieuses, interchangeables, que leurs maris avaient déposées chez Mme Lacoste comme on met des colis en consigne, et qu’ils reprendraient vers 5 heures et demie, l’heure du porto.

Le joli Gérard vint baiser la main de Geneviève. Son veston cintré dessinait sa taille, au-dessous d’un renflement pectoral. Ses ongles étaient vernis. Il répandait un parfum suave. Mauvais genre, disaient les hommes. Les femmes le trouvaient charmant.

— Vous repartez demain, dit-il à Geneviève. Comme je vous envie ! Regardez cette galerie de momies, les trois vierges Lanthenas, le médecin, la fromagère…

— Je les vois, mais je vois aussi des figures nouvelles et charmantes.

— Les belles du dimanche ? Hélas ! L’auto les apporte et les remporte, tandis qu’on voit les laides toute la semaine.

Comme il ne s’intéressait vraiment qu’à lui-même, il entreprit de raconter ses travaux, le roman qu’il préparait, selon la recette la plus récente, et qu’il voulait proposer pour le prix Goncourt. Lucien Alquier, qui connaissait tout Paris, devait avoir des amis parmi les « Dix », et peut-être…

— Non. Lucien ne connaît particulièrement aucun des « Dix », affirma Geneviève, qui savait le dédain de son mari pour les écrivaillons.

Derrière le canapé où elle était assise, le Dr Bausset causait avec Mme Rigaud. Soudain, Geneviève se tourna, le coude appuyé au dossier doré du meuble :