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un politicien. Et il n’était plus qu’un pauvre homme, impotent, délaissé, empoisonné de rancunes, réduit à tyranniser misérablement sa fille et sa bonne.

Elle oublia le récent affront, les clefs de la maison remises devant elle, et non par elle, à Mlle Vipreux. La colère n’habitait pas longtemps son âme tendre, et l’idée de la souffrance d’autrui la désarmait.

Ses adieux faits à Mme Lacoste, elle voulut partir inaperçue, mais, dans le vestibule, elle trouva le Dr Bausset.



VII

Elle lui offrit de l’accompagner, et ils partirent ensemble.

Le bon Dr Bausset, avec sa petite taille, sa petite jaquette, sa petite figure sourcilleuse et sa petite barbe en foin gris, avait une tournure singulière que personne, à Villefarge, ne remarquait plus, et qui étonnait maintenant Geneviève, quand elle revoyait son vieil ami. Elle l’aimait parce qu’il l’avait soignée tout enfant et parce qu’il la défendait lorsqu’on la dénigrait devant lui. Après cela, qu’il fût un peu bavard, un peu solennel et gaffeur par distraction ou par naïveté, ces légers ridicules ne choquaient pas la jeune femme.

Il lui confia qu’il préparait une brochure. Cette brochure devait créer « un mouvement d’opinion ». Elle aurait des échos « en haut lieu », et la Dépêche de Toulouse ne manquerait pas de polémiquer.

— C’est une étude sur la radiophonie ?

L’année précédente, le docteur était fou de radiophonie. Il avait introduit le « sans-filisme » à Villefarge et construit, avec des pièces détachées, un appareil économique et quasi monstrueux, qui faisait sa gloire. Alors, il ne parlait que des mystères de la T. S. F., des beautés de la T. S. F., des vertus de la T. S. F., et il écrivait, pour un journal du cru, des articles signés Jean de l’Antenne. Dans un style plat et grandiloquent, farci de termes scientifiques, il représentait le prolétaire rural, le paysan du Ségala ou de la Viadène, « assis à son humble foyer et recevant enfin, par l’oreille, l’aliment de l’esprit et du cœur : les cours de la Sorbonne, avec les cours des blés et des farines, les concerts Pasdeloup, les prévisions météorologiques, les discours des hommes d’État et les comptes rendus des livres nouveaux». Ainsi alimenté, le prolétaire rural ne voudrait jamais plus quitter le Ségala ou la Viadène.

Les lecteurs goûtaient ce langage, qui passait pour « élégant et coulant ». On disait que le docteur avait « un joli coup de plume » et qu’ils étaient, le fils Lacoste et lui, « deux stylistes émérites ». Bien entendu, ces deux « stylistes » ne s’estimaient guère. Le bon Dr Bausset valait mieux que ses ouvrages. Il était un de ces hommes étouffés par le milieu provincial, à qui la chance a manqué pour se développer tout à fait — la chance et peut-être l’esprit de suite sans quoi les plus beaux dons intellectuels se perdent, comme des eaux dans le sable. Jamais il n’avait réussi à se rassembler. Toute chose noble, hardie, nouvelle le sollicitait fortement. Il s’en éprenait comme d’une maîtresse, la saisissait, la caressait, l’étreignait et l’abandonnait pour s’éprendre d’une autre. C’est qu’il était un sensible et un imaginatif, une manière d’artiste incomplet plutôt qu’un savant. Cette sorte d’hommes est assez rare dans les petites villes, parce qu’ils portent en eux le goût de l’aventure et s’en vont, dès qu’ils le peuvent, mais, s’ils restent, ils sont incompris, déformés et malheureux. Ils se réfugient dans leur monde intérieur où ils accueillent la chimère.

Un sot mariage, une femme ennuyeuse et stérile, des papotages, des intrigues