Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 1.djvu/94

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entièrement d’eux-mêmes, et se laissent tomber au-dessous de la dignité humaine.

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans la vie sauvage : les Indiens, en même temps qu’ils sont tous ignorants et pauvres, sont tous égaux et libres.

Lors de l’arrivée des Européens, l’indigène de l’Amérique du Nord ignorait encore le prix des richesses et se montrait indifférent au bien-être que l’homme civilisé acquiert avec elles. Cependant on n’apercevait en lui rien de grossier ; il régnait au contraire dans ses façons d’agir une réserve habituelle et une sorte de politesse aristocratique.

Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la guerre, au-delà même des bornes connues de la férocité humaine, l’Indien s’exposait à mourir de faim pour secourir l’étranger qui frappait le soir à la porte de sa cabane, et il déchirait de ses propres mains les membres palpitants de son prisonnier. Les plus fameuses républiques antiques n’avaient jamais admiré de courage plus ferme, d’âmes plus orgueilleuses, de plus intraitable amour de l’indépendance, que n’en cachaient alors les bois sauvages du Nouveau-Monde[1]. Les Européens ne

  1. On a vu chez les Iroquois, attaqués par des forces supérieures, dit le président Jefferson (Notes sur la Virginie, p. 148), les vieillards dédaigner de recourir à la suite ou de survivre à la destruction de leur pays, et braver la mort, comme les anciens Romains dans le sac de Rome par les Gaulois.

    Plus loin, p. 150 : « Il n’y a point d’exemple, dit-il, d’un Indien tombé au pouvoir de ses ennemis, qui ait demandé la vie. On voit, au contraire,