Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/24

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choses souverainement bonnes de leur nature. Je l’aime par la considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait.

Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète et l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m’y établirais peut-être ; mais qui découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licence de la presse et vous marchez dans l’ordre : que faites-vous ? vous soumettez d’abord les écrivains aux jurés ; mais les jurés acquittent, et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut encore marcher. Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents ; mais les juges sont obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint d’avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le plaidoyer ; ce qu’on eût dit obscurément dans un récit se trouve ainsi répété dans mille autres. L’expression est la forme extérieure et, si je puis m’exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n’est pas la pensée elle-même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l’âme leur échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin les écrivains à des censeurs ; fort bien ! nous approchons. Mais la tribune politique n’est-elle pas libre ? Vous n’avez donc encore rien fait ; je me trompe, vous avez accru le mal. Prendriez-vous, par hasard, la pensée pour une de ces puissances matérielles qui s’accroissent par le nombre