Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/263

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toutes les parties du même empire, après avoir perdu leurs franchises, leurs usages, leurs préjugés et jusqu’à leurs souvenirs et leurs noms, se sont habituées à obéir aux mêmes lois, il n’est pas plus difficile de les opprimer toutes ensemble que d’opprimer séparément l’une d’elles.

Pendant que la noblesse jouissait de son pouvoir, et longtemps encore après qu’elle l’eut perdu, l’honneur aristocratique donnait une force extraordinaire aux résistances individuelles.

On voyait alors des hommes qui malgré leur impuissance, entretenaient encore une haute idée de leur valeur individuelle, et osaient résister isolément à l’effort de la puissance publique.

Mais de nos jours, où toutes les classes achèvent de se confondre, où l’individu disparaît de plus en plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l’obscurité commune ; aujourd’hui que, l’honneur monarchique ayant presque perdu son empire sans être remplacé par la vertu rien ne soutient plus l’homme au-dessus de lui-même, qui peut dire où s’arrêteraient les exigences du pouvoir et les complaisances de la faiblesse ?

Tant qu’a duré l’esprit de famille, l’homme qui luttait contre la tyrannie n’était jamais seul, il trouvait autour de lui des clients, des amis héréditaires, des proches. Et cet appui lui eût-il manqué, il se sentait encore soutenu par ses aïeux et animé par ses descendants. Mais quand les patrimoines se divisent, et quand en peu d’années les races se confondent, où placer l’esprit de famille ?