Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/120

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l’emploi. Mais elle fait courir de grands périls à la langue. Les peuples démocratiques en doublant ainsi le sens d’un mot, rendent quelquefois douteux celui qu’ils lui laissent et celui qu’ils lui donnent.

Un auteur commence par détourner quelque peu une expression connue de son sens primitif, et, après l’avoir ainsi modifiée, il l’adapte de son mieux à son sujet. Un autre survient qui attire la signification d’un autre côté ; un troisième l’entraîne avec lui dans une nouvelle route ; et, comme il n’y a point d’arbitre commun, point de tribunal permanent qui puisse fixer définitivement le sens du mot, celui-ci reste dans une situation ambulatoire. Cela fait que les écrivains n’ont presque jamais l’air de s’attacher à une seule pensée, mais qu’ils semblent toujours viser au milieu d’un groupe d’idées, laissant au lecteur le soin de juger celle qui est atteinte.

Ceci est une conséquence fâcheuse de la démocratie. J’aimerais mieux qu’on hérissât la langue de mots chinois, tartares ou hurons, que de rendre incertain le sens des mots français. L’harmonie et l’homogénéité ne sont que des beautés secondaires du langage. Il y a beaucoup de conventions dans ces sortes de choses, et l’on peut à la rigueur s’en passer. Mais il n’y a pas de bonne langue sans termes clairs.

L’égalité apporte nécessairement plusieurs autres changements au langage.

Dans les siècles aristocratiques, où chaque nation tend à se tenir à l’écart de toutes les autres, et aime à avoir