Aller au contenu

Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ceux d’entre les citoyens qui étaient les premiers dans la hiérarchie détruite ne peuvent oublier aussitôt leur ancienne grandeur ; longtemps ils se considèrent comme des étrangers au sein de la société nouvelle. Ils voient dans tous les égaux que cette société leur donne des oppresseurs, dont la destinée ne saurait exciter la sympathie ; ils ont perdu de vue leurs anciens égaux, et ne se sentent plus liés par un intérêt commun à leur sort ; chacun, se retirant à part, se croit donc réduit à ne s’occuper que de lui-même. Ceux, au contraire, qui jadis étaient placés au bas de l’échelle sociale, et qu’une révolution soudaine a rapprochés du commun niveau, ne jouissent qu’avec une sorte d’inquiétude secrète de l’indépendance nouvellement acquise ; s’ils retrouvent à leurs côtés quelques uns de leurs anciens supérieurs, ils jettent sur eux des regards de triomphe et de crainte, et s’en écartent.

C’est donc ordinairement à l’origine des sociétés démocratiques que les citoyens se montrent le plus disposés à s’isoler.

La démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables ; mais les révolutions démocratiques les disposent à se fuir, et perpétuent au sein de l’égalité les haines que l’inégalité a fait naître.

Le grand avantage des Américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d’être nés égaux au lieu de le devenir.