Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ments de cette espèce ; ils aiment mieux faire honneur à leur philosophie qu’à eux-mêmes.

Je pourrais m’arrêter ici et ne point essayer de juger ce que je viens de décrire. L’extrême difficulté du sujet serait mon excuse. Mais je ne veux point en profiter, et je préfère que mes lecteurs, voyant clairement mon but, refusent de me suivre que de les laisser en suspens.

L’intérêt bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pas à atteindre de grands objets ; mais elle atteint sans trop d’efforts, tous ceux auxquels elle vise. Comme elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sans peine. S’accommodant merveilleusement aux faiblesses des hommes, elle obtient facilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de le conserver, parce qu’elle retourne l’intérêt personnel contre lui-même et se sert, pour diriger les passions, de l’aiguillon qui les excite.

La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements ; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux, mais elle forme une multitude de citoyens, réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu, par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes.

Si la doctrine de l’intérêt bien entendu venait à dominer entièrement le monde moral, les vertus extraordinaires seraient sans doute plus rares. Mais je pense aussi