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Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/287

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compliquée, qu’il est difficile de posséder complétement, et dont pourtant il n’est pas permis de s’écarter sans péril ; de telle sorte, que chaque jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoir involontairement de cruelles blessures.

Mais à mesure que les rangs s’effacent, que des hommes divers par leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les mêmes lieux, il est presque impossible de s’entendre sur les règles du savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n’est point un crime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent ; on s’attache donc au fond des actions plutôt qu’à la forme, et l’on est tout à la fois moins civil et moins querelleur.

Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point ; il juge qu’on ne les lui doit pas, ou il suppose qu’on ignore les lui devoir. Il ne s’aperçoit donc pas qu’on lui manque, ou bien il le pardonne ; ses manières en deviennent moins courtoises, et ses mœurs plus simples et plus mâles.

Cette indulgence réciproque que font voir les Américains, et cette virile confiance qu’ils se témoignent, résulte encore d’une cause plus générale et plus profonde. Je l’ai déjà indiquée dans le chapitre précédent.

Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société civile, et ne diffèrent point du tout dans le monde politique ; un Américain ne se croit donc pas tenu à rendre des soins particuliers à aucun de ses semblables, et il ne songe pas non plus à en exiger pour lui-même. Comme il ne voit point que son intérêt soit