Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/69

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La situation des Américains est donc entièrement exceptionnelle, et il est à croire qu’aucun peuple démocratique n’y sera jamais placé. Leur origine toute puritaine, leurs habitudes uniquement commerciales, le pays même qu’ils habitent et qui semble détourner leur intelligence de l’étude des sciences, des lettres et des arts ; le voisinage de l’Europe qui leur permet de ne point les étudier sans retomber dans la barbarie ; mille causes particulières dont je n’ai pu faire connaître que les principales, ont dû concentrer d’une manière singulière l’esprit américain dans le soin des choses purement matérielles. Les passions, les besoins, l’éducation, les circonstances, tout semble, en effet, concourir pour pencher l’habitant des États-Unis vers la terre. La religion seule lui fait, de temps en temps, lever des regards passagers et distraits vers le ciel.

Cessons donc de voir toutes les nations démocratiques sous la figure du peuple américain, et tâchons de les envisager enfin sous leurs propres traits.

On peut concevoir un peuple dans le sein duquel il n’y aurait ni castes, ni hiérarchie, ni classes ; où la loi, ne reconnaissant point de priviléges, partagerait également les héritages, et qui, en même temps, serait privé de lumières et de liberté. Ceci n’est pas une vaine hypothèse : un despote peut trouver son intérêt à rendre ses sujets égaux, et à les laisser ignorants, afin de les tenir plus aisément esclaves.

Non seulement un peuple démocratique de cette espèce ne montrera point d’aptitude ni de goût pour les