Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol10.djvu/479

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Koutouzov était heureux du succès inespéré de ce jour, mais les forces physiques l’abandonnaient. Plusieurs fois sa tête retombait, il somnolait. On lui servit à dîner. L’aide de camp de l’empereur, Volsogen, celui-là même qui, en passant devant le prince André, avait dit : « Il faut im Raum verlegen »[1] et que Bagration haïssait tant, pendant le dîner, s’approcha de Koutouzov. Il venait de la part de Barclay rendre compte de la marche des affaires au flanc gauche. Le prudent Barclay de Tolly, voyant qu’une foule de blessés s’enfuyaient et que les rangs de derrière se disloquaient, en pesant toutes les circonstances de l’affaire, avait décidé que la bataille était perdue, et, par son favori, il envoyait cette nouvelle au général en chef.

Koutouzov mâchait avec difficulté du poulet rôti, et, de son œil petit, gai, il regardait Volsogen. Celui-ci, d’un pas négligent, un sourire à demi méprisant sur les lèvres, s’approcha de Koutouzov en touchant à peine sa visière. Il affectait envers le sérénissime une sorte de négligence qui avait pour but de montrer que lui, en militaire très instruit, laissait aux Russes le soin de se faire une idole de ce vieillard inutile, mais que lui-même savait à qui il avait affaire. « Der alte Herr (comme les Allemands appelaient entre eux Koutouzov) macht sich ganz bequem[2] », pensait Volsogen

  1. Transporter dans l’espace.
  2. Le vieux monsieur se met tout à fait à son aise.