Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol15.djvu/224

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et ce jeune officier existe-t-il et peut-il exister d’autres relations que celles que j’ai avec n’importe laquelle de mes connaissances ? » Elle sourit avec mépris et se remit à lire. Mais, maintenant, il lui était impossible de comprendre ce qu’elle lisait. Elle fit glisser le coupe-papier sur la vitre, puis le posa sur sa joue et, presqu’à haute voix, se mit à rire prise soudain et sans cause, d’une joie intempestive. Elle sentait que ses nerfs se tendaient de plus en plus ; elle sentait que ses yeux s’ouvraient davantage, que ses mains et ses pieds s’agitaient nerveusement, que quelque chose l’étouffait, et que les visages et les sons, dans cette demi-obscurité, prenaient pour elle un aspect et une importance extraordinaires. À chaque instant, elle était prise de doutes. « Le train avance-t-il ou s’arrête-t-il ? se demandait-elle. Est-ce Annouchka ou une étrangère qui est près de moi ? Qu’y a-t-il là-bas ? Une pelisse ou un animal ? Qui suis-je ? Suis-je bien moi-même, ne suis-je pas une autre ? » Cet état d’esprit lui était pénible, mais une force inconnue l’y entraînait : elle sentait qu’il lui fallait faire un effort de volonté pour s’y soustraire. Elle se leva pour se ressaisir, rejeta son plaid et ôta la pèlerine de son manteau de voyage. Pour un moment elle se remit et comprit que le paysan maigre, vêtu d’un long paletot de nankin auquel manquaient des boutons, était le chauffeur qui venait regarder le thermomètre et entrait en livrant passage au vent et à la neige. Mais