Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol19.djvu/23

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J’avais vingt-six ans, quand, au retour de la guerre, j’arrivai à Pétersbourg et me liai avec des écrivains. Ils m’accueillirent comme un des leurs. On me flatta, et, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, les opinions sur la vie, particulières à ces hommes avec lesquels je m’étais lié, étaient devenues miennes et avaient complètement dissipé en moi toutes les tendances anciennes à devenir meilleur. Ces opinions constituaient une théorie qui justifiait la dépravation de mes mœurs. Mes confrères en littérature considéraient que la vie, en général, marche en progressant, et que, dans ce développement, c’est à nous, les penseurs, que revient la part principale ; parmi les penseurs, ce sont les artistes, les poètes qui ont la plus grande influence. Notre vocation est d’instruire les hommes.

Pour que cette question tout à fait naturelle : Que sais-je et que dois-je enseigner ? ne se posât pas, on expliquait dans cette théorie qu’il était inutile d’être fixé sur ce point, l’artiste et le poète enseignant inconsciemment.

J’étais considéré comme un admirable artiste et comme un grand poète ; ce fut donc très naturellement que j’adoptai cette théorie. Moi, artiste et poète, j’écrivais et j’enseignais ce que je ne savais pas moi même. On me payait pour cela ; j’avais une bonne table, un bel appartement, des femmes, de la société ; j’avais la gloire. Par conséquent ce que j’enseignais était très bon.