Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol9.djvu/299

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prochain, la loi pour laquelle nous avons élevé à Moscou quarante fois quarante églises, et hier on a fouetté du knout, jusqu’à la mort, un soldat qui s’était enfui ; et le défenseur de cette même loi de l’amour et du pardon, le prêtre, fait baiser la croix au soldat avant le supplice. » Ainsi pensait Pierre et tout ce mensonge, admis par tous, malgré toute l’habitude qu’il en avait, le frappait chaque fois comme quelque chose de nouveau. « Je comprends ce mensonge et cet aveuglement, pensait-il, mais comment leur exprimer tout ce que je sens ? J’ai essayé et j’ai toujours constaté qu’au fond de leur âme, ils sentent la même chose que moi et s’efforcent seulement de ne pas la voir. Alors il le faut ainsi. Mais moi, où irai-je ? » Il éprouvait cette capacité malheureuse, assez fréquente en Russie, de voir et de croire en la possibilité du bien et de la vérité et la capacité de voir trop clairement le mal et le mensonge de la vie pour y pouvoir prendre une part sérieuse. Chaque domaine de travail, à ses yeux, s’unissait au mal et à la tromperie ; quoi qu’il essayât de faire, quelque travail qu’il entreprît, le mal et le mensonge l’en repoussaient et lui barraient la route de toute activité. Et cependant il fallait vivre, il fallait s’occuper. Il était trop terrible d’être sous le joug de ces questions insolubles de la vie et il s’adonnait à l’orgie seulement pour les oublier. Il allait dans le monde le plus possible, buvait beaucoup, achetait