Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/260

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tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l’existence artificielle qu’il avait seule connue jusqu’à ce jour. L’idée que sa femme pût aimer un autre que lui le frappait pour la première fois et le terrifiait.

Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d’un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d’une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.

De temps en temps il s’arrêtait et se disait : « Oui, il faut absolument couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir ; mais que lui dire ? et quel parti prendre ? Que s’est-il passé, au bout du compte ? rien. Elle a causé longtemps avec lui… mais avec qui une femme ne cause-t-elle pas dans le monde ? Me montrer jaloux pour si peu serait humiliant pour nous deux. »

Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il crut entendre une voix lui murmurer : « Puisque d’autres ont paru étonnés, c’est qu’il