Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/401

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Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises ; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l’opposition de cette lumineuse matinée de juin, de l’orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l’Europe et se traînant là languissamment.

Malgré le retour de jeunesse qu’éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d’un homme déshabillé devant du monde.

« Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude ; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu’il t’a fait ; mais vous avez ici bien des tristesses… Qui est-ce… ? »

Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance ; à l’entrée du jardin, ils rencontrèrent Mademoiselle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l’expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty : avec l’exagération d’une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d’avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange consolateur.

« Dans ce cas, c’est l’ange no 2, dit le prince en