Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/59

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ments de ferme et chassait la bécasse, c’est-à-dire qu’il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n’ont pas su en trouver d’autre ; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.

Comment, d’ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu’elle avait perdu, étaient celles d’un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.

On pouvait bien, pensait-il, aimer d’amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d’un homme supérieur, pour être aimé d’un amour comparable à celui qu’il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s’éprennent souvent d’hommes laids et médiocres, mais il n’en croyait rien et jugeait les autres d’après lui-même, qui ne pouvait aimer qu’une femme remarquable, belle et poétique.

Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui l’absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu’il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question : serait-il accepté, oui ou non ? Rien ne prouvait, après tout qu’il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier