Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/221

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rendrait l’estime du monde ; mais il n’était pas coupable, il était malheureux, d’un malheur odieux, honteux. Et les hommes se montreraient d’autant plus implacables qu’il souffrait davantage ; ils l’écraseraient, comme les chiens achèvent entre eux une pauvre bête qui hurle de douleur. Pour résister à l’hostilité générale, il devrait cacher ses plaies : hélas, deux jours de lutte l’avaient déjà épuisé ! Et personne à qui confier sa souffrance ! pas un homme dans tout Pétersbourg qui s’intéressât à lui ! qui eût quelque égard, non plus pour le personnage haut placé, mais pour le mari désespéré !

Alexis Alexandrovitch avait perdu sa mère à l’âge de dix ans ; il ne se souvenait pas de son père ; son frère et lui étaient restés orphelins avec une très modique fortune ; leur oncle Karénine, un homme influent, très estimé du défunt empereur, se chargea de leur éducation. Après de bonnes études au Gymnase et à l’Université, Karénine débuta brillamment, grâce à cet oncle, dans la carrière administrative, et se voua exclusivement aux affaires. Jamais il ne se lia d’amitié avec personne ; son frère seul lui tenait au cœur ; mais celui-ci, entré aux Affaires étrangères, et envoyé en mission hors de Russie peu après le mariage d’Alexis Alexandrovitch, était mort à l’étranger.

Karénine, nommé gouverneur en province, y fit la connaissance de la tante d’Anna, une femme fort riche, qui manœuvra habilement pour rapprocher de sa nièce ce gouverneur, jeune, sinon comme âge, du moins au point de vue de sa position sociale. Alexis