Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/71

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on sonna et le garçon sortit ; il essaya de prendre son café, mais sans pouvoir avaler le morceau de kalatch qu’il mit dans sa bouche ; il remit alors son paletot et retourna à la maison Cherbatzky. On commençait seulement à se lever ; le cuisinier partait pour le marché. Bon gré, mal gré, il fallut se résoudre à attendre une couple d’heures. Levine avait vécu toute la nuit et toute la matinée dans un complet état d’inconscience et au-dessus des conditions matérielles de l’existence ; il n’avait ni dormi ni mangé, s’était exposé au froid pendant plusieurs heures presque sans vêtements, et non seulement il était frais et dispos, mais il se sentait affranchi de toute servitude corporelle, maître de ses forces, et capable des actions les plus extraordinaires, comme de s’envoler dans les airs ou de faire reculer les murailles de la maison. Il rôda dans les rues pour passer le temps qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant autour de lui. Ce qu’il vit ce jour-là, il ne le revit jamais ; il fut surtout frappé par des enfants allant à l’école, des pigeons au plumage changeant, voletant des toits au trottoir, des saikis[1], saupoudrées de farine qu’une main invisible exposa sur l’appui d’une fenêtre. Tous ces objets tenaient du prodige : l’enfant courut vers un des pigeons et regarda Levine en souriant ; le pigeon secoua ses ailes et brilla au soleil au travers d’une fine poussière de neige, et un parfum de pain chaud se répandit

  1. Espèce de gâteaux.