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LETTRE À L’EMPEREUR ALEXANDRE III[1]


Sire,

Je vous écris, non que j’aie une très haute opinion de moi-même, mais parce que, déjà très coupable devant tous, je craindrais de l’être encore davantage si je ne faisais pas ce que je peux et dois faire.

  1. Cette lettre, publiée ici pour la première fois, fut écrite à l’empereur Alexandre III quelques jours après le meurtre de son père, 1er mars 1881.
    Le comte Tolstoï précisait dernièrement ainsi, dans un billet adressé à un de ses amis, les circonstances dans lesquelles fut rédigé ce remarquable document historique :
    « Je ne puis rien vous dire de particulier sur l’impression que fit sur moi l’événement du 1er mars ; mais le procès des meurtriers, les préparatifs de leur exécution, me causèrent une des impressions les plus fortes de ma vie. Je ne pouvais détourner ma pensée de ces malheureux, de ceux qui se préparaient à les châtier et surtout d’Alexandre III. Je me representais si vivement le bonheur que le tsar pourrait éprouver en faisant gràce à ces égarés, que je ne voulais pas croire qu’on pût les exécuter et, en même temps, j’en avais peur, et souffrais pour leurs bourreaux.
    « Je me souviens qu’un jour, après le dîner, ayant cette idée en tête, je m’allongeai sur un divan de cuir au rez-de-chaussée, et, finalement, je m’endormis à moitié. Dans ce demi-sommeil, je pensai à ces hommes et à l’exécution qui se préparait, et tout à coup, je crus voir nettement, comme dans la réalité, que ce n’était pas eux qu’on exécutait, mais moi, et que ce n’était pas Alexandre III, avec les bourreaux et les juges, qui consommaient l’exécution, mais moi-même qui les tuais. Ce terrible cauchemar m’éveilla ; et, aussitôt, j’écrivis cette lettre à l’empereur. »
    Tolstoï songea d’abord à faire parvenir cette lettre à l’empereur par Pobiédonostzev. Cette idée lui était venue à cause de l’amitié de Pobiédonostzev pour un homme remarquable, que ses idées rapprochaient momentanément du comte Tolstoï, M. A. K. Malikov ; mais, par suite de diverses circonstances, la lettre fut remise à Pobiédonostzev par N. N. Strakov, ami commun du procureur général du Saint-Synode et du comte Tolstoï. Celui-ci avait joint à la lettre à l’empereur une supplique personnelle à Pobiédonostzev, le priant de remplir au plus vite cette grave mission.
    Pobiédonostzev, après avoir pris connaissance de la lettre, la rendit à Strakov, refusant de la transmettre à l’empereur. À la lettre qui lui était adressée personnellement, il répondit longtemps après l’exécution, en s’excusant de son long silence. Il expliquait son refus par cette raison qu’en des cas si graves, il se croyait tenu d’agir suivant ses propres convictions, très différentes de celles de L. N. Tolstoï, quant au caractère du Christ.
    Strakov confia la lettre au professeur Constantin Bestoujev-Rumine, qui la remit au grand-duc Serge Alexandrowitch. C’est par lui qu’elle fut transmise à Alexandre III.
    On remarquera combien cette lettre est toujours d’actualité. Qui sait de quelle façon bienfaisante pour l’humanité aurait évolué l’empire russe, si le tsar avait suivi la voie indiquée par le plus illustre de ses sujets ! Osons espérer que ce document rétroactif pourra encore trouver un écho (N. T.).