Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/104

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« Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi ? J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur !… »

Et il se mit à pleurer.

Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour ; elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.

« Pierre ! » murmura-t-elle.

Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes :

« Il n’est plus !… »

Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.

« Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes ! »

Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.

Le lendemain, elle lui dit :

« Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête ; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme ! »

Pierre ne disait mot.

« Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai ! Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer. J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père. »

Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se taisait et rougissait d’un air embarrassé.

Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d’incidents. « Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir !… Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au